En Roumanie, l’accès à l’avortement encore plus entravé pour les femmes précaires

L’IVG a beau être légale depuis 1990 en Roumanie, de plus en plus de médecins refusent de la pratiquer. Avec la pandémie, cet accès est devenu encore plus restreint, surtout pour les femmes et adolescentes vulnérables, alors que le pays affiche un des taux les plus élevés de mères mineures au sein de l’Union européenne.

Les recherches pour cet article ont été en partie financées par n-ost, avec le soutien du Bureau fédéral allemand des Affaires étrangères. Il fait l’objet d’une co-publication avec Le Courrier des Balkans.

« Je ne pouvais pas garder cet enfant, ma situation économique ne me le permettait pas. » Au tout début de la pandémie, Cristina*, 19 ans, ne trouve aucun docteur qui accepte de réaliser une IVG à Bucarest : « On me disait que ce n’était pas une urgence grave ». De mars à mai 2020, l’avortement n’est, en effet, pas considéré comme une opération urgente. Celle-ci est pourtant garantie par la loi, jusqu’à la 14è semaines de grossesse. Or, seul un hôpital public sur dix – parmi ceux qui pratiquent l’IVG habituellement – est accessible pour mettre fin à une grossesse non-désirée. À Bucarest, capitale de deux millions d’habitants, pas un seul ne réalise l’opération pendant ces deux mois, à une exception près : une clinique privée qui facture l’opération 700 euros. Quant à l’avortement médicamenteux, il est rarement administré. « Je pense d’abord à avorter toute seule, écrit Cristina. Mais j’ai ensuite trouvé un gynécologue qui faisait l’opération dans son appartement. Tout avait l’air propre et stérilisé, mais je n’étais quand même pas rassurée. »

Le témoignage de Cristina nous est transmis, avec son accord, par Adriana Radu, de l’association d’éducation sexuelle Sexul vs Barza (Le Sexe vs la Cigogne). Pour combler les lacunes de l’État, les ONG roumaines sont sur le qui-vive pour aider les femmes en détresse. Si Cristina a réussi à trouver une solution, ce n’est pas le cas d’une autre Bucarestoise de vingt-et-un ans qui se trouvait, elle, dans une situation d’extrême pauvreté. « Elle avait déjà deux enfants, et aucun hôpital ne voulait la recevoir, se souvient Andrada Radu. Je l’ai aidée à obtenir une consultation gynécologique gratuite, mais toutes ces démarches ont pris du temps et elle avait déjà passé le délai légal pour avorter. Elle a dû garder l’enfant. »

« Sans oublier les assistants qui nous raccrochent au nez, nous conseillent de continuer la grossesse ou nous traitent de sadiques parce qu’on appelle à l’approche des fêtes de Pâques ».

Une autre association pour les droits des femmes, Centrul Filia, élabore de son côté une carte des hôpitaux et cliniques qui pratiquent l’avortement. En avril 2020, Andrada Cilibiu, avec ses collègues salariées de l’association, ont passé plusieurs heures à appeler un à un les hôpitaux publics. Se faisant passer pour des patientes, elles se rendent compte à quel point l’accès à ces informations est un véritable casse-tête. « Sans oublier les assistants qui nous raccrochent au nez, nous conseillent de continuer la grossesse ou nous traitent de sadiques parce qu’on appelle à l’approche des fêtes de Pâques, décrit Andrada. On a donc aussi un problème avec la façon dont le personnel médical s’adresse aux patientes et patients. Il faudrait un protocole réglementé pour ça. »

La carte montre clairement des zones vides, comme la région moldave, qui font déjà partie des territoires les plus pauvres du pays. « Cela signifie que des femmes, surtout les plus vulnérables d’un point de vue socio-économique, n’avaient plus accès à l’IVG pendant cette période, poursuit Andrada. Il est très probable que certaines ont voulu réaliser des avortements chez elles, avec du matériel médical non-stérile. »

Une situation qui rappelle les années sombres du communisme sous le décret 1966 promulgué par Ceausescu, un des plus stricts jamais mis en place. Pendant cette période, 10 000 femmes sont mortes suite à un avortement clandestin et plus de 100 000 se sont auto-mutilées. Et ce sombre passé semble resurgir, en septembre, quand une femme de quarante-cinq ans décède suite à un avortement chirurgical, réalisé dans une clinique privée. Une enquête du média PressOne révèle qu’aucun hôpital public ne réalisait l’IVG dans la zone rurale où elle habitait, pour cause de Covid-19. La journaliste décrit pourtant qu’un seul de ces établissements était réellement dédié au Covid-19. Le cabinet, où elle fut redirigée par un hôpital public, n’était pas non plus conforme aux règles sanitaires.

Le cercle vicieux de la pauvreté

Malgré cet événement tragique, l’IVG reste encore difficilement accessible un an après le début de la pandémie. À Bucarest, deux hôpitaux publics réalisent désormais l’opération, mais ce n’est pas sans restriction : il faut que la grossesse soit à 10 et 12 semaines maximum. Cet accès restreint pendant près d’un an se lit dans les statistiques officielles : pour l’année 2020, le nombre d’avortements chute de 35 % par rapport à 2019. En revanche, en décembre 2020, soit neuf mois après le début du confinement, 15 857 enfants naissent en Roumanie, 2 103 de plus qu’en novembre et 433 (2,8 %) de plus que le même mois un an plus tôt, selon les données de l’Institut national de la statistique (INS). Cela alors qu’en Roumanie la tendance est à la baisse de la natalité.

Pour la sage-femme Adina Paun, qui intervient avec le Centrul Filia et d’autres associations dans les zones rurales, la corrélation est claire : « Le fait qu’il y a eu moins d’avortements ne veut pas dire que ces femmes ne souhaitaient pas y avoir recours. Seulement, elles ne le pouvaient pas. »

Elle qui travaille sur le terrain craint un accès encore plus restreint pour les femmes précaires : « Elles n’ont déjà presque pas accès à ce droit en Roumanie. Beaucoup de gynécologues dans les villes des environs ne pratiquent pas l’avortement, et les seuls qui le font se trouvent à deux ou trois cents kilomètres. Imaginez une femme pauvre d’un village, si elle doit aller dans un autre département, elle doit pouvoir économiser pour se payer le bus et l’opération qui, elle, n’est pas remboursée, sauf s’il y a malformation du fœtus (soit un coût d’environ 100 euros dans les hôpitaux publics, ndlr). Tout ça dans un temps assez court alors que c’est quelque chose qui ne peut pas attendre. C’est un système qui ne fonctionne pas et qui ne laisse pas d’options. »

Les plannings familiaux sont éloignés et quasiment inexistants, la contraception est payante, et l’éducation sexuelle n’est toujours pas enseignée à l’école.

Alors que la Roumanie affiche le taux le plus élevé de mères adolescentes dans l’UE après la Bulgarie (en 2018, un quart des mères adolescentes de l’UE étaient de nationalité roumaine), Adina Paun ne voit pas d’amélioration : les plannings familiaux sont éloignés et quasiment inexistants, la contraception est payante, et l’éducation sexuelle n’est toujours pas enseignée à l’école. Le premier enfant né en 2021 en Roumanie est celui d’une adolescente de quinze ans. « Si les hôpitaux ne peuvent pas réaliser l’avortement pendant la pandémie, on doit trouver une solution à l’échelle nationale : distribuer des contraceptions et rendre l’IVG médicamenteuse accessible, proposer des stérilets, aller dans les communautés pour donner des informations sur les droits reproductifs. On ne doit pas les laisser seules et leur dire « restez sages » encore quelques années », s’indigne la sage-femme. 

Elle rappelle qu’une grossesse non-désirée condamne les jeunes filles déjà précaires à un cercle vicieux : « avec un enfant, elles n’auront plus accès à l’éducation, donc ne pourront pas obtenir un travail décemment rémunéré, et cela condamne aussi son enfant à la pauvreté et ainsi de suite. » Elle souligne également les contradictions de l’Église orthodoxe roumaine et des politiciens proches de l’Église « qui condamnent fermement l’avortement mais n’encouragent ni l’éducation sexuelle ni la contraception. »

Bras de fer entre l’Église et la société civile

Car ces dernières années, de plus en plus de gynécologues ne pratiquent plus l’IVG, faisant valoir leur « clause de conscience ». D’après une enquête de Centrul Filia en 2019, près d’un tiers des services gynécologiques des hôpitaux publics ont décidé d’arrêter l’opération, une majorité d’entre eux invoquant alors des motifs moraux et religieux. Des cliniques de « crises de grossesse », qui se trouvent parfois dans les premiers résultats des moteurs de recherche quand on tape « avort » (en roumain) encouragent en revanche les femmes à ne pas avorter. Quant à l’éducation sexuelle, sa mise en place est sans cesse décriée par une partie des élus. Au début de la pandémie, le gouvernement souhaite introduire quelques heures dans les cours optionnels nommés « éducation à la santé », mais la proposition reçoit une avalanche de critiques. La loi est encore en débat au sein du Parlement, notamment pour y introduire l’obligation d’avoir l’accord des parents.. 

Toutefois, contrairement à d’autres pays comme la Hongrie, le discours sur les droits reproductifs demeure présent dans la presse et sur les réseaux sociaux. Le compte TikTok de Sexul vs Barza est suivi par 200 000 nouveaux followers pendant la pandémie. Dans la ville de Piatra Neamt, connue pour la simple raison que la direction de l’hôpital public a interdit l’IVG, une pièce de théâtre sur une adolescente qui tombe enceinte rencontre un succès inattendu. Écrite par Andreea Tanase pour le Théâtre de la Jeunesse de la ville, 98 % : Décision Correcte provoque d’abord un scandale dans la presse locale. Sauf que cela permet à la pièce de se faire connaître : pendant les deux semaines de sa diffusion sur Vimeo en novembre 2020, elle accumule près de 8 000 vues en ligne. Un soir, la discussion qui s’ensuit sur Zoom dure plus de trois heures. « C’était incroyable, les jeunes venaient de tout le pays, se réjouit Andreea Tanase. Toutes les interventions ont été hyper pertinentes. Ils ont discuté sur l’accès à la contraception, et ils partageaient les canaux où trouver l’information. Dommage que tout cela soit seulement accessible en dehors du cadre scolaire. Cela montre qu’il y a un intérêt et qu’ils devraient y avoir accès à ces informations à l’école. »

Les expertes sur le sujet, comme Adriana Radu, espèrent pouvoir travailler avec le nouveau Ministère de la Santé pour établir le budget de la prochaine Stratégie Nationale de la santé reproductive (2021-2024). Cette nouvelle ligne d’action rendra peut-être ces droits à l’IVG, la contraception et l’éducation sexuelle plus accessibles, pour tout le monde.

*Le prénom a été changé pour conserver son anonymat.

Marine Leduc

Journaliste indépendante, notamment en Roumanie et Moldavie. Elle publie dans La Croix, Le Soir, Télérama, Equal Times, entre autres.