Trois mois après une attaque au missile meurtrière contre la ville de Dnipro, les victimes sont encore sous le choc. Un reportage de Kristina Berdynskykh.
Il y a deux semaines, Iryna Spiesivtseva a emménagé dans un nouvel appartement à Dnipro avec son fils Zakhar, âgé de 8 ans, et leur chatte Bassia. L’endroit est très lumineux, l’entrée de l’immeuble est propre et la cour est agréable et bien rangée, décrit la femme de 37 ans, qui travaille comme institutrice dans une garderie. Tout semble bien aller, mais cette mère de famille ne se sent pas encore chez elle. Chez elle, c’était à dix minutes de là, dans un immeuble de neuf étages, situé au 118, quai de la Victoire. Elle y vivait dans l’appartement de trois pièces de ses parents décédés depuis longtemps, avec Zakhar, Bassia et un chinchilla nommé Senia.
Le 14 janvier, un missile de croisière russe X-22 a frappé l’immeuble, l’éventrant complètement sur deux colonnes d’étages. Un trou béant a remplacé les anciens appartements. Le bombardement a tué 46 personnes. « C’était le jour le plus difficile pour Dnipro en un an de guerre », nous dit Borys Filatov, le maire de la ville. Selon lui, l’attaque a touché l’un des meilleurs quartiers résidentiels de Dnipro. De nombreuses familles avec des enfants y vivent, et il est proche des rives du fleuve, un lieu de promenade prisé des habitants. Même s’il ne s’agissait pas du premier bombardement subi par Dnipro depuis le début de l’invasion totale de l’Ukraine par la Russie, il était néanmoins le plus meurtrier, et la tragédie a ébranlé toute la ville.
Plus de trois mois se sont écoulés depuis, mais Iryna et Zakhar se souviennent encore de ce jour à la minute près. Le 14 janvier, Iryna Spiesivtseva déjeune avec son fils dans la cuisine et lui demande de se rendre dans une autre pièce, loin des fenêtres. L’alarme anti-aérienne dure depuis plusieurs heures. Elle, reste dans la cuisine pour faire la vaisselle. C’est à cet instant que l’habitation est frappée par la roquette. Iryna raconte que du verre, des gravats et des morceaux de fer lui sont tombés dessus. La femme a perdu connaissance pendant un moment et s’est réveillée en entendant la voix de son fils qui l’appelait depuis la pièce voisine.
« L’explosion a fait l’effet d’un coup de tonnerre. J’ai regardé par la fenêtre, tout tombait, des pierres et des gens », se souvient Zakhar. Lorsque Iryna s’est réveillée, elle s’est libérée des pierres et des bouts de fer et est sortie de la cuisine pour rejoindre son fils, couverte de sang. Zakhar raconte qu’il a crié en voyant sa mère en sang, croyant qu’elle était en train de mourir. Iryna a forcé la porte d’entrée endommagée. Les escaliers et l’ascenseur était bloqués, il était impossible de sortir de l’appartement. Elle est allée à la fenêtre et s’est mise à hurler à l’aide.
Le même jour, Pavlo Koulyk, maître-chien et psychologue animalier, accompagné de sa femme Maryna et de leur chien, se trouvait sur le quai de la Victoire pour se rendre au travail. Ils allaient acheter de la nourriture pour chien, puis sont montés dans la voiture lorsqu’ils ont entendu une explosion quelque part au loin. Voyant une colonne de fumée, le maître-chien s’est immédiatement rendu au numéro 118, visiblement touché par un missile. « Il y avait beaucoup de fumée, des cris, et des cadavres gisaient déjà sur le sol » se souvient-il. Il a vu une femme à la fenêtre qui criait et appelait à l’aide. C’était Iryna. Avec deux autres hommes, de simples habitants de Dnipro, il a escaladé un tas de gravats jusqu’à la fenêtre par laquelle Iryna a pu faire passer son fils.
Pavlo a couru jusqu’à sa voiture avec l’enfant dans les bras, l’a laissé à sa femme et est revenu sauver Iryna, qui cherchait ses papiers dans l’appartement presque détruit. « Zakhar était en état de choc. Il n’arrêtait pas de dire : ‘On va vivre où maintenant ? Qu’est-ce qui va nous arriver ?’ » se souvient Maryna Koulyk, l’épouse du maître-chien. Elle craignait que l’immeuble s’effondre totalement et que son mari, qui avait couru pour sauver des gens, soit enfoui sous les débris. Mais il est rapidement revenu avec la mère de Zakhar, et le couple les a emmenés tous les deux à l’hôpital.
Il y a eu beaucoup de volontaires comme Pavlo Koulyk, ce 14 janvier, affirme le maire de Dnipro, Borys Filatov. Les habitants des maisons voisines sont venus aider les sauveteurs, et beaucoup sont venus d’autres quartiers. Ils ont aidé à déblayer les décombres, à sortir les survivants et ont offert un abri pour la nuit. Plus de 1 500 personnes vivaient dans l’immeuble #118. Même si les habitants ont eu de la chance et que seules leurs fenêtres ont été brisées, il n’y avait plus d’électricité, de gaz ou d’autres moyens de communication après le bombardement, et les incendies ont continué. Les autorités de la ville ont immédiatement trouvé des places dans les dortoirs et les bâtiments publics pour que tout le monde puisse au moins y passer la nuit. Mais personne n’est venu. « Les habitants ont emmené tout le monde chez eux pour passer la nuit, les amis comme les inconnus», raconte Filatov, qui explique comment la tragédie a soudé la ville entière en un instant.
Un moment fatal
À l’hôpital, Iryna a eu des points de suture et s’est fait retirer des éclats et des fragments de verre. Elle en reparle, assise dans la cuisine de l’appartement qu’un fond de charité lui a récemment trouvé. Son ancien appartement a été déclaré inhabitable par une commission spéciale. La partie de l’immeuble où elle vivait sera probablement démolie prochainement. Les personnes qui ont perdu leur appartement dans l’immeuble reçoivent une indemnisation de la ville ou d’une association caritative pour acheter un nouveau logement. Dans les étages voisins de celui d’Iryna, on peut encore voir des cuisines. À certains endroits, seuls les placards, la vaisselle et les réfrigérateurs ont survécu à ce 14 janvier.
Iryna Spiesivtseva a du mal à repenser à ce qui s’est passé et affirme que tous les habitants du 118 ont souffert psychologiquement. Ils communiquent entre eux dans le tchat de discussion des habitants de l’immeuble. Les survivants connaissent les histoires de ceux qui sont morts.
Zakhar nous raconte qu’il rêvait de commencer la boxe à l’automne prochain. Mykhaïlo Korenovsky, un entraîneur de boxe bien connu à Dnipro, vivait dans un appartement voisin, et tous les enfants du quartier voulaient s’entrainer avec lui. Peu avant la tragédie, le boxeur avait offert à Zakhar des chaussons de boxe. Aujourd’hui, le jeune garçon les porte pour se rendre à ses traitements de rééducation, et l’entraîneur de boxe avec lequel il n’a jamais pu s’entrainer a perdu la vie le 14 janvier dans son appartement du 9e étage. Les murs jaune vif de sa cuisine sont encore visibles depuis la rue.
Andriï Palkine, directeur de la fondation caritative Dobro tout (‘Bien ici’), qui connaissait Mykhaïlo Korenovsky depuis sa jeunesse, raconte qu’après la mort de l’entraîneur, sa famille et ses amis se sont réunis dans un groupe à sa mémoire sur les médias sociaux. Dans un premier temps, ils ont discuté de la manière d’aider la femme et les deux filles du défunt, qui n’étaient pas chez elles pendant l’attaque, puis de ce qu’il fallait faire pour que l’entraîneur ne soit pas oublié dans la ville. Parmi ses élèves, il y avait des champions de diverses compétitions, explique Andrii Palkine, mais le plus important, c’est que les enfants l’adoraient. Nombre d’entre eux se sont lancés dans le sport uniquement grâce à lui. Après la tragédie, un tournoi de boxe caritatif a été organisé à Dnipro en l’honneur de Korenovsky, et ses amis ont réalisé un documentaire sur lui, qui rassemble les souvenirs de sa famille et de ses collègues.
Les victimes n’étaient pas seulement des résidents du 118. Certaines personnes ont eu la malchance de passer à côté de l’immeuble au moment de la frappe du missile. C’est ce qui est arrivé à deux amies dentistes. Elles marchaient dans la rue et sont mortes près d’une maison sur le quai de la Victoire. Edouard Oussov, l’ex-mari d’Olha Oussova, l’une des deux femmes décédées, explique qu’ils étaient originaires de Donetsk et qu’ils avaient déménagé à Dnipro en 2014, lorsque l’occupation du Donbas a commencé. Le couple avait créé sa propre entreprise à Dnipro en 2027, et Edouard était devenu copropriétaire d’une clinique dentaire. Olha Oussova a fait beaucoup de bénévolat et aidé l’armée ukrainienne. En 2019, ils ont divorcé, mais ont continué à rester en contact et à élever leur jeune fils. Après la frappe du missile, Edouard n’a pas pu joindre Olha, les appels ne passaient pas, mais il a pu contacter son fils, qui était à la maison. Il est ensuite allé chercher Olha à l’hôpital où les blessés étaient amenés et a pu pénétrer dans la morgue. Mais ce n’est que tard dans la soirée qu’on lui a annoncé qu’elle avait péri. Le plus dur a été d’annoncer la nouvelle à son fils, âgé de 8 ans, et à la mère d’Olha.
L’enfant vit désormais avec ses deux grands-mères, la mère d’Edouard et celle d’Olha, qui est très affectée par la mort de sa fille. Depuis la tragédie, ces femmes, toutes deux déplacées de Donetsk, vivent ensemble dans le même appartement, s’occupent de leur petit-fils, se soutiennent mutuellement et soutiennent l’enfant. Edouard, qui vit également à proximité, déclare qu’il emmènera son fils vivre avec lui lorsque les femmes et l’enfant se seront remis du traumatisme. « Mon attitude à l’égard de la Russie est sans équivoque : c’est un ennemi féroce, ce sont nos bourreaux », déclare ce père d’un fils de 8 ans qui n’a plus de mère depuis le 14 janvier.
Reprendre le cours de la vie
On peut à nouveau voir des enfants dans la cour du 118, quai de la Victoire. Beaucoup de ceux qui ont encore des appartements sont revenus vivre ici. De nouvelles fenêtres ont déjà été installées sur toutes les façades, les communications sont réparées et l’électricité et le gaz rétablis.
Ceux qui ont tout perdu ont déménagé, mais beaucoup reviennent. Ces deux catégories ont un point commun : les traumatismes psychologiques qu’elles ont subis. Iryna Spiesivtseva raconte que son fils Zakhar a commencé à avoir peur de tout, à vomir et à faire pipi au lit. L’enfant se plaint de maux de tête fréquents et pleure dans son sommeil. Iryna l’accompagne en rééducation et il consulte un psychologue. Mère célibataire, elle n’a pas assez de temps pour elle-même. Elle s’occupe exclusivement de son fils, qui craint désormais de quitter sa mère, même pour quelques minutes. Elle a souvent des douleurs dans tout le corps et les muscles, des vertiges, et en plus des blessures dues aux éclats d’obus, elle a également subi une commotion cérébrale. En même temps, elle est avenante, souriante et calme.
Même les animaux domestiques subisse le stress dû au bombardement. Senia, le chinchilla, est mort peu après le déclenchement du système de défense aérienne de Dnipro, explique Iryna. Lorsque l’animal a entendu le bruit des explosions, il est devenu nerveux, a couru dans sa cage, et est tombé raide mort. Pavlo Koulyk, maître-chien et psychologue animalier, explique qu’après la tragédie, il a apporté une aide gratuite à de nombreux animaux de l’immeuble.
Pour se remettre du traumatisme psychologique, Iryna essaie de ne pas retourner où elle logeait et de commencer une nouvelle vie. Mais son amie d’enfance, Vira Vychtak, 34 ans, qui travaille pour une société informatique et vivait avec son mari et ses parents dans un appartement de trois pièces situé dans une autre partie de l’immeuble, revient souvent à la maison. La commission a constaté que son appartement était encore habitable. Il y a des dégâts à l’intérieur; les portes sont en morceaux, le carrelage détruit et le papier peint déchiré. Il est impossible de rester ici trop longtemps à cause de l’odeur des incendies qui ont eu lieu le 14 janvier à l’intérieur et à l’extérieur du bâtiment. Il va falloir faire de gros travaux de rénovation.
Toute la famille de Vira, qui loue temporairement un appartement ailleurs, souhaite revenir, malgré ce qui s’est passé. « Pendant longtemps, j’ai convaincu mes parents et je me suis convaincue moi-même que la maison, c’est là où se trouve la famille, pas les murs. Mais cela ne fonctionne pas très bien » reconnaît-elle. Au moment de l’attaque, elle se trouvait dans un supermarché. Son mari était quelque part en ville mais ses parents retraités étaient restés dans l’appartement. « Je suis rentrée du supermarché en courant, hystérique, je ne me souviens pas comment, ni ce qu’il y avait autour de moi. Le pire, c’est de ne pas savoir si toute votre famille est morte » se souvient Vira Vychtak.
Lorsqu’elle est arrivée au 7e étage, se frayant un passage entre les tas de pierres dans les escaliers, elle a vu son père dans le couloir, légèrement blessé à la tête par des éclats, et sa mère indemne. C’est la mère de Vira qui se remet le plus difficilement de cette tragédie. Elle a d’abord été envoyée vers un neurologue, puis vers un psychiatre qui lui a prescrit des antidépresseurs. Vira, quant à elle, consulte toujours un psychologue. « Au début, j’étais occupée par le déménagement, l’organisation de notre vie, la paperasse, les démarches auprès de toutes les autorités, et lorsque je me suis un peu détendue, cela m’a rattrapé » admet-elle.
Néanmoins, la famille n’envisage pas de déménager dans une autre ville comme des mais leur ont suggéré. Aux petites querelles qui éclatent, Vira Vychtak se rend compte que sa famille se libère progressivement du stress. « C’était le signe d’un retour à la normale », plaisante cette employée d’une société informatique, debout au milieu d’une pièce de leur ancien appartement. Elle est entourée de sacs plein d’affaires et d’une odeur persistante de fumée. « Mon père est venu à l’appartement pour y installer de nouvelles fenêtres. Et ma mère se remet peu à peu. Aujourd’hui, elle m’a appelée et m’a dit : ‘Quand tu seras à l’appartement, prends des casseroles pour la viande en gelée et des moules pour les gâteaux de Pâques.’ Je les ai pris » conclut Vira, qui observe son domicile et sa vie traumatisée par la guerre.
Article publié avec le soutien de Heinrich Böll Stiftung | Bureau Paris – France.