« Dans mon entourage, il n’y avait pas une seule personne qui parlait ukrainien ». Un récit de Kristina Berdynskykh, journaliste en Ukraine, sur sa relation intime à la langue ukrainienne.
Par Kristina Berdynskykh. Traduction de l’ukrainien : Adrien Beauduin.
Depuis de nombreuses années, la propagande russe tente de propager l’idée de l’oppression de la langue russe en Ukraine, mais pour une raison quelconque, elle passe sous silence le fait que des millions d’Ukrainiens doivent surmonter de nombreux obstacles et faire beaucoup d’efforts pour parler ukrainien. C’était le cas pour moi, par exemple.
J’ai passé mon enfance à Kherson, une ville russophone du sud de l’Ukraine. Je suis née dans les années 80, quand l’Union soviétique existait encore. Dans mon entourage, il n’y avait pas une seule personne qui parlait ukrainien au quotidien : à la maison, dans les magasins, dans la rue. Il semblait donc tout à fait logique qu’en 1990, un an avant l’indépendance de l’Ukraine, j’aille dans une école de langue russe. Je me souviens qu’en première année, les enseignants nous ont parlé, à nous, enfants de 7 ans, des avancées socialistes sous Lénine et Staline. J’avais même un badge d’« Octobriste », une organisation scolaire pour enfants portant le nom de la révolution bolchévique d’Octobre. À cette époque, il n’avait aucune signification pour moi, c’était juste un accessoire scolaire obligatoire sans signification.
Lorsque l’Ukraine est devenue un État indépendant en 1991, cette organisation soviétique a heureusement cessé d’exister et je n’ai plus eu besoin de porter ce badge. Mes parents, des Ukrainiens russophones, ont décidé, dès la première année de l’indépendance, que leur enfant devrait pouvoir parler couramment l’ukrainien. Une langue qu’il n’avaient jamais parlé ni avec leurs parents ni avec moi car toute leur vie avait été russophone. Aujourd’hui encore je leur suis très reconnaissante d’avoir fait choix.
Ainsi, à l’âge de 10 ans, j’ai finalement été admise dans une école de langue ukrainienne, où toutes les matières étaient enseignées en ukrainien. J’ai eu la chance d’avoir une enseignante de langue et de littérature ukrainiennes qui m’a inculqué l’amour de la langue et de ma terre natale. En outre, elle a été la première à me parler de choses qui étaient auparavant passées sous silence dans les écoles soviétiques, comme les répressions staliniennes ou le Holodomor. Cette enseignante m’a raconté comment le régime stalinien a organisé cette famine artificielle en Ukraine qui a tué des millions d’Ukrainiens dans les années trente. J’ai été très choquée. J’ai commencé à interroger ma famille et j’ai découvert que mon arrière-grand-mère avait également perdu deux enfants à cause de la famine.
Bien que j’aie été rapidement fascinée et que je sois tombée amoureuse de la langue ukrainienne, je ne l’utilisais pas en dehors de l’école. Je n’avais personne à qui parler en ukrainien. Ma famille, mes amis, absolument toutes les personnes qui m’entouraient ne parlaient que le russe. C’est ce qui a fait que je suis restée russophone : c’était beaucoup plus facile, tout le monde vous comprenait. En même temps, je n’ai jamais eu de dilemme d’identité. J’ai toujours été consciente que j’étais ukrainienne et que ma langue maternelle n’était pas le russe, mais plutôt l’ukrainien même si je l’utilisais à peine.
C’est encore un paradoxe pour de nombreux Ukrainiens – ils aiment sincèrement la langue ukrainienne, mais ne la parlent pas. L’ukrainien est mélodique et émotionnel, mais aussi moderne et dynamique. Il évolue avec son temps et n’est pas une relique du passé.
Selon une étude de l’Institut de sociologie de l’Académie nationale des sciences d’Ukraine, en 30 années d’indépendance, le nombre de personnes qui parlent ukrainien à la maison n’a pas augmenté de manière si significative – de 37 % en 1992 à 51 % en 2020. La plupart des Ukrainiens sont bilingues. Mais l’attitude envers la langue a changé. Si en 1992, 62 % des habitants du pays disaient que l’ukrainien était leur langue maternelle, en 2020, ils étaient déjà 77 %. Maintenant, l’essentiel est que l’amour pour la langue ukrainienne soit mis en pratique.
Après le lycée, je suis allée étudier les sciences politiques à l’Université de Mykolaïv, une ville qui se trouve également dans le sud de l’Ukraine et qui se trouve aujourd’hui sous les bombardements russes. Comme Kherson, elle était russophone. J’ai encore eu de la chance : à l’université, toutes les matières étaient enseignées en ukrainien. Par conséquent, j’ai écrit mes premiers articles pour le journal étudiant en ukrainien.
Je ne voyais aucun problème à parler russe dans la vie quotidienne et à étudier en ukrainien. Mais j’ai toujours voulu qu’il y ait plus d’ukrainien dans ma vie quotidienne et professionnelle et que cela arrive tout seul, sans que je fasse de grands efforts. Après tout, la langue n’est pas seulement un moyen de communication, elle permet aussi de comprendre qui vous êtes, où vous êtes né et vivez, et quel avenir vous souhaitez pour votre patrie. J’ai toujours rêvé que, si j’ai un enfant, il parle et pense en ukrainien dès sa naissance.
Les deux langues sont restées encore longtemps une partie intégrante de ma vie quotidienne. Lorsque je suis venue à Kyiv pour travailler comme journaliste, j’étais enfin entourée de personnes qui parlaient ukrainien, non seulement à l’école, mais aussi avec leurs famille et amis, partout. J’ai également commencé à utiliser l’ukrainien plus souvent, tout en continuant à utiliser les deux langues au travail. Par exemple, pendant de nombreuses années, j’ai écrit des articles dans le magazine pour lequel je travaillais en russe, mais je suis toujours apparue à la télévision en ukrainien. La désagréable vérité était que la presse en russe se vendait alors mieux, était de meilleure qualité, et que les annonceurs étaient plus disposés à y publier leurs publicités.
L’habitude, l’environnement russophone et la paresse m’ont empêché de passer complètement à l’ukrainien. Après tout, il fallait déployer de grands efforts pour développer en soi une nouvelle habitude – communiquer partout en ukrainien.
J’ai compris qu’il était temps de choisir l’ukrainien plutôt que le russe lors de la révolution de la Dignité (NDLR : soulèvement aussi connu sous le nom d’Euromaïdan) en novembre 2013. À ce moment-là, le président Viktor Ianoukovitch, sous la pression du président russe Vladimir Poutine, avait décidé que l’Ukraine devait s’intégrer plus étroitement à la Russie plutôt que de se rapprocher de l’Union européenne. Les nombreux Ukrainiens qui ont manifesté sur la place de l’Indépendance à Kyiv n’étaient pas d’accord, et moi non plus. La Russie ne cachait même pas qu’elle voulait acquérir une influence politique sur un pays voisin indépendant et en prendre le contrôle. Elle était si effrontée qu’elle n’a fait qu’accroître le désir des Ukrainiens de se dissocier de la Russie et de s’en éloigner pour toujours. La guerre dans le Donbass et l’annexion de la Crimée n’ont fait que renforcer cette tendance. Au cours des huit dernières années, l’influence des forces politiques pro-russes en Ukraine a diminué et l’hostilité envers la Russie s’est accrue. En 2014, de nombreuses personnes, dont mes amis, sont passées à l’ukrainien pour communiquer. Et je suis quand même restée bilingue. Pourquoi ? Parce que c’était pratique et familier. J’ai quand même écrit toutes les histoires sur les participants à l’Euromaïdan exclusivement en ukrainien, ça c’était fondamental pour moi.
À la fin de février 2022, lorsque la Russie a attaqué l’Ukraine, a commencé à pilonner et à bombarder, de nombreux Ukrainiens ont dû renoncer à ce qui était confortable et familier.
Vladimir Poutine et les troupes russes ont tout fait pour priver l’Ukraine d’une vie paisible et confortable. Depuis 8 mois, ils détruisent des maisons, tuent et torturent des civils, occupent des territoires. Aujourd’hui, la Russie bombarde les infrastructures ukrainiennes, dans le but de priver la population d’électricité, de gaz et d’eau en hiver. Mais elle n’a toujours pas réussi à briser la volonté du peuple et à le forcer à cesser le combat. Les forces armées ukrainiennes sont passées de la défense à l’offensive et libèrent progressivement les territoires occupés.
Mais permettez-moi de revenir à la langue. Lorsque, dans la matinée du 10 octobre, la Russie a de nouveau bombardé Kyiv avec des missiles, j’ai couru pour me mettre à l’abri dans un passage souterrain. Quand, assise à même le sol, j’ai pu reprendre mon souffle et que je me suis sentie enfin en sécurité, la première chose qui m’est venue à l’esprit, c’est que je voulais oublier que je connais le russe. La Russie a déjà causé tant de malheur et de douleur à l’Ukraine que nous voulons nous en distancer non seulement par de hautes clôtures et l’introduction de visas, mais aussi par la langue. Cela demande un maximum d’efforts personnels, mais c’est le moment. C’est le moment où je repense au passé, à mon enfance et à ma jeunesse. Pourquoi n’avais-je pas associé la langue russe à la Russie ? Et qu’est-ce qui m’avait empêché d’être ukrainophone ?
Je ne peux pas dire que je ne parle plus que l’ukrainien. Je continue à communiquer en russe avec ma mère de 68 ans, qui a déménagé de Kherson à Kyiv il y a quelques années, car elle est déjà très stressée à cause de la guerre. Je comprends qu’il serait très difficile pour elle de parler ukrainien avec moi, bien que sa haine de la Russie soit sans limite. Kherson, où vivent encore les amis les plus proches de ma mère, est occupée par les Russes depuis huit mois maintenant. Mais à l’exception de ma mère et de mes amis étrangers, qui ne parlent généralement que le russe en plus de l’anglais, j’ai quand même réussi à m’exprimer en ukrainien dans la vie quotidienne. Je continuerai à tout faire pour que l’ukrainien chasse le russe de ma tête. Même si je continue à penser principalement en russe, je suis convaincue que ce n’est qu’une question de temps. Je veux rêver, aimer, penser à l’avenir et faire des projets pour une vie heureuse et paisible en ukrainien, pas en russe. Je veux que la Russie n’ait plus rien en Ukraine. Elle ne comprend pas notre pays, qu’elle ne comprenne pas non plus nos mots.
Cela dit, je ne condamne pas ceux qui ne se sont pas encore prêts à faire le saut. Comment en vouloir à un russophone de Marioupol, Kharkiv ou Mykolaïv qui a perdu sa maison et ses proches pendant la guerre ? Vous ne pouvez que compatir et le soutenir. Mais moi, je peux déjà faire un petit pas concret pour construire une autre frontière personnelle avec la Russie. Il ne s’agit plus pour moi de savoir ce qui est le plus facile et le plus pratique, mais ce qui est le plus important. Cela permet de comprendre clairement qui nous sommes, ce que veut notre pays et ce que je veux, moi.
Article publié avec le soutien de Heinrich Böll Stiftung | Bureau Paris – France.