Elle a d’abord fui la répression du KGB biélorusse, puis l’Ukraine en guerre. Eugenia Dolgaya fait partie de ces dissidents biélorusses qui ont vécu l’exil deux fois. À Varsovie, sa nouvelle terre d’accueil, elle raconte au Courrier d’Europe centrale son parcours et son nouveau quotidien fait d’incertitudes.
(Varsovie, correspondance) – Le rendez-vous est donné en cette matinée de mai dans les bureaux fraîchement aménagés du Club de la jeunesse bélarusse, en plein cœur de Varsovie. Plus précisément, au 6 plac Konstytucji (place de la Constitution), à l’ombre d’imposants édifices, fleuron du réalisme-socialiste polonais. L’endroit aurait presque des allures de Minsk. Eugenia Dolgaya, elle, n’a pas mis les pieds dans la capitale biélorusse depuis l’automne 2020. À l’époque, les espoirs d’un renversement pacifique du régime d’Alexandre Loukachenko semblaient encore permis, alors que l’opposition à Loukachenko se galvanisait autour du scrutin présidentiel d’août 2020. Cette énième fraude électorale, après vingt-huit ans sans partage, fut celle de trop pour ces civils sortis devenus politisés. Cet été-là, ils ont été des centaines de milliers de Bélarusses à battre le pavé aux quatre coins du pays pour réclamer l’organisation d’élections libres, drapés de blanc-rouge-blanc.
C’est d’ailleurs sous l’auspice de cette bannière tricolore, celle de République populaire biélorusse de 1918, devenue l’emblème de la contestation contre le despote moustachu, qu’Eugenia est attablée, au deuxième étage du Club de la jeunesse bélarusse. En tant que journaliste, il y a près de deux ans, elle assistait à un moment d’histoire exaltant : jamais son pays, surnommé la « dernière dictature d’Europe », n’avait connu un tel élan de la société civile. Vivant en dictature, elle savait aussi les risques que son métier lui faisait encourir. Dans la foulée du soulèvement, la réponse du régime a été celle d’une répression aux relents totalitaires. Les ONG et médias indépendants, un à un, ont été liquidés ; les opposants, jetés en prison ou contraints à l’exil. À ce jour, l’ONG bélarusse des droits de l’homme Viasna dénombre plus de 1 200 prisonniers politiques. Et en deux ans, des dizaines de milliers de Bélarusses se sont réfugiés à l’étranger, notamment dans les pays frontaliers du Bélarus. Eugenia Dolgaya compte parmi eux.
Un jour d’octobre 2020, après avoir récupéré sa fille à l’école, elle est appréhendée par des agents du GUBOPiK, une unité répressive du ministère des Affaires intérieures du Bélarus. On la conduit au poste. Sa faute : avoir pris part aux manifestations. Mais elle y voit un prétexte pour lui faire payer son travail de journaliste, pour le média en ligne Reform.by. Après quatre jours de détention et 300 euros d’amende — soit presque l’équivalent d’un mois de salaire au Bélarus—, Eugenia fait le choix de l’exil avec sa fille. Direction l’Ukraine voisine pour éviter de nouveaux démêlés avec le régime et le KGB bélarusse. « On m’a fait comprendre que j’aurai des problèmes », témoigne-t-elle. En se réfugiant à Kyiv, où elle a quelques connaissances, Eugenia ne veut alors pas trop s’éloigner de son pays. Comme beaucoup de Bélarusses, dont l’égérie de l’opposition, Svetlana Tikhanovskaïa, aujourd’hui exilée à Vilnius, elle croit que les revendications démocratiques finiront par triompher, « en 3 mois ». Mais les semaines passent et le régime d’Alexandre Loukachenko, d’une brutalité implacable, écrase toute poche de résistance. La « révolution » est dans l’impasse.
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Double exil
Le 24 février 2022, un autre événement est venu bousculer la vie d’Eugenia. Très tôt ce matin-là, Vladimir Poutine lançait une invasion de grande ampleur de l’Ukraine, la poussant à fuir à nouveau. « C’est horrible d’avoir dû s’exiler deux fois d’affilée dans deux pays différents, je ne le souhaite à personne », confie Eugenia. « J’ai perdu toutes mes affaires dans l’appartement que j’occupais à Kyiv. Depuis, je n’ai plus de plan pour l’avenir et je limite les vêtements, au cas où il faudrait déménager encore une fois… » Les fenêtres de son appartement, situé près d’un aéroport, ont été soufflées. Eugenia raconte aussi l’angoisse de la gare de Lviv, foyer de l’exode ukrainien, d’où elle a pris un train vers la Pologne. « Ma fille est tombée, et elle a crié s’il vous plait, ‘‘ne me tuez pas’’ de peur se faire écraser… Il y eu un moment de panique à la gare, les gens quittaient le quai alors que les sirènes retentissaient. En Pologne, ma fille a intégré une école, et depuis tout va bien. Mais elle a toujours peur de l’Ukraine depuis l’incident de la gare, elle consulte un psychologue scolaire aujourd’hui, et elle a des problèmes d’incontinence. »
Au total, ce sont au moins 5 000 Bélarusses qui auraient fui l’Ukraine en guerre vers la Pologne, depuis le début de l’agression russe, selon le Centre de solidarité bélarusse, une ONG basée à Varsovie. En Pologne, où elle est arrivée le 2 mars en Pologne, Eugenia touche une maigre allocation et poursuit ses activités journalistiques. Avant la guerre, en l’Ukraine, la reporter indépendante de 29 ans avait couvert le drame humanitaire à la frontière polono-bélarusse : leurrés par le régime d’Alexandre Loukachenko, qui cherche à se venger des sanctions occidentales, des milliers de migrants ont tenté depuis l’été 2021 de rejoindre l’UE, en passant par les denses forêts frontalières entre la Pologne et Bélarus. Plusieurs y ont trouvé la mort, repoussés par les gardes-frontière polonais. « Ce n’est que depuis la guerre que j’ai enfin compris à quel point s’exiler est difficile. Et ça fait mal de voir qu’après tout ce qu’on a vécu, on nous accuse d’être des complices [de Poutine]. »
Car, en plus du désarroi d’être à nouveau « réfugié », s’ajoute l’impression de se sentir parfois persona non grata en Pologne. Les cas de discrimination à l’encontre des Bélarusses s’y sont multipliés depuis le début de l’invasion russe. Car le Bélarus est impliqué dans la guerre menée par le maître du Kremlin, qui a trouvé un complice en la personne d’Alexandre Loukachenko. Ce dernier a donné son aval à ce que soient postées des troupes russes sur le territoire biélorusse, devenu une vaste base arrière militaire de la Russie.
« Au moment de passer la frontière ukraino-polonaise, des roquettes russes étaient tirées depuis la Biélorussie, se rappelle Eugenia. Le garde-frontière ukrainien a pris un air contrarié en voyant mon passeport biélorusse. J’ai retenu mon souffle pour qu’il n’écrive rien dessus : j’étais terrorisée à l’idée qu’il puisse invalider mon seul document d’identité. Je lui ai alors montré les preuves attestant de mon statut d’exilée politique et manifesté mon opposition à la guerre en Ukraine. Il a fini par apposer son tampon. »
Mais parfois, Eugenia a été accueillie avec aversion par le simple fait de sa nationalité bélarusse. La première fois, c’était lorsqu’elle a tenté d’ouvrir un compte en banque à Varsovie. À trois reprises, son compte a été bloqué. De nombreux Bélarusses arrivés récemment en Pologne ont fait la même expérience. « D’un jour à l’autre on est devenu ‘‘co-agresseur’’. Il y a des problèmes avec des locations d’appartement, des banques polonaises qui refusent d’ouvrir des comptes à des Biélorusses, des agressions physiques ou verbales, des entraves pour accéder à un emploi… » énumère Alina Koushyk, cofondatrice du Centre pour la solidarité biélorusse, interrogé par Le Courrier d’Europe centrale.
Eugenia se souvient aussi de la fois où, un mois après son arrivée en Pologne, elle a tenté de raisonner un chauffeur de taxi ukrainien, qui venait tout bonnement de « souhaiter la mort des Russes comme des Bélarusses ». « Ce chauffeur habitait en Pologne depuis trois ans. J’ai essayé de lui expliquer et de lui faire part d’histoires de Bélarusses aidant les d’Ukrainiens, mais rien à faire, il était borné. Il a demandé aussi plus d’argent. La course s’est finie sans heurt, mais j’ai eu peur tout de même, il conduisait de manière agressive. »
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Bélarusses et Ukrainiens, un destin lié
Ce genre d’actes hostiles, commis à la fois par des Polonais et des Ukrainiens vivant en Pologne, est surtout le fait de l’émotion, tempère Alina Koushyk, du Centre de solidarité bélarusse. « Après trois mois de cette guerre, on remarque une baisse d’agressions irrationnelles. Nous devons continuer de souligner que la Bélarus et l’Ukraine font cause commune, de montrer qu’on a les mêmes ennemis », explique Alina, dont l’organisation offre de l’aide juridique aux Bélarusses de la diaspora.
La pédagogie et la sensibilisation, c’est aussi la démarche d’Eugenia. Sur le plan journalistique, elle s’attèle par exemple à rassembler des témoignages de Bélarusses « qui sont contre la guerre, qui soutiennent majoritairement les Ukrainiens ». Car nombre de Bélarusses, en exil ou pas, désapprouvent l’action de l’autocrate bélarusse. La résistance au régime, désormais, prend une forme souterraine. Un réseau de saboteurs antiguerre a mis à mal, depuis trois mois, l’acheminement de matériel militaire russe transitant sur les chemins de fer biélorusses : ceux qui se font saisir au collet risquent maintenant la peine de mort. Selon certains sondages, pas moins des trois-quarts des Bélarusses se raidissent à l’idée d’une co-responsabilité de leur pays dans le conflit. Plusieurs centaines de biélorusses ont aussi rejoint le front, aux côtés des forces ukrainiennes au sein du bataillon Kastous-Kalinowski.
« J’avoue que je ne comprends pas ce déferlement d’hostilité. Malgré les risques, des Biélorusses n’ont pas eu peur de protester contre la guerre en février. Ces gens sont aujourd’hui en prison », rappelle Eugenia. « Avant la guerre, j’avais comme projet de raconter les histoires de femmes bélarusses prisonnières politiques. C’était pour montrer aux Ukrainiens la situation au Bélarus. Car beaucoup d’Ukrainiens ne comprennent pas du tout la situation dans ce pays voisin et le niveau de répression exercée par Loukachenko, ils pensent qu’une majorité de Bélarusses soutiennent Poutine. Les Ukrainiens faisaient peu de cas de la situation des dissidents bélarusses, arguant que leur problème à eux, c’était le Dombass et la Crimée ».
Eugenia le martèle, le combat des Ukrainiens, c’est aussi celui des Bélarusses. Et leur destin, c’est aussi le leur. « Si Poutine perd la guerre, ça sera la fin de Loukachenko et l’espoir d’un retour au pays pour les Bélarusses. Ceux qui se battent aujourd’hui en Ukraine apprennent à manier les armes. Et ça, c’est quelque chose que Loukachenko redoute par-dessus tout. »
Article publié avec le soutien de Heinrich Böll Stiftung | Bureau Paris – France.