Dans les montagnes de Maramureș, terre de passage des déserteurs ukrainiens : « Il faisait -20°C, on était complètement perdus »

Malgré la loi martiale qui interdit toute sortie de territoire, plusieurs milliers d’hommes ukrainiens de 18 à 60 ans ont franchi les frontières des pays voisins afin d’échapper à la conscription. En Roumanie, plus de 8 400 d’entre eux ont traversés montagnes et rivières depuis le début de la guerre, parfois au péril de leur vie. Reportage dans la région de Maramureș.

Lunca la Tisa, région de Maramureș, en Roumanie – Oxana Frasin ne pensait pas qu’elle verrait ça un jour dans son village. En août dernier, alors qu’elle prend un café avec son mari à la terrasse d’un bar local, la femme de 35 ans voit arriver deux hommes « très jeunes », trempés, affamés, et les vêtements déchirés. « Sans doute à cause des barbelés » témoigne-t-elle dans ce même bar de Lunca la Tisa dans le Maramureș, région montagneuse du nord-ouest de la Roumanie. Ces hommes, des Ukrainiens, ont traversé la frontière illégalement pour entrer dans le pays voisin et échapper à l’armée. « Il ne devaient pas avoir plus de vingt ans, comment peut-on faire la guerre à cet âge ? Ils viennent à peine de commencer leur vie » soupire Oxana.

La loi martiale instaurée le soir du 24 février 2022 en Ukraine interdit toute sortie du territoire pour les hommes de 18 à 60 ans, sauf pour les pères célibataires et ceux d’au moins trois enfants mineurs, les personnes avec des problèmes médicaux et d’autres exceptions. Certains usent de ruses diverses pour franchir les frontières, se déguisant en femme ou en présentant de faux documents. D’autres mettent quelques billets dans la poche des douaniers. Mais la plupart préfèrent ne pas se confronter à la police des frontières, s’aventurent dans les montagnes des Carpates ou traversent des rivières gelées, risquant d’y laisser la vie. Du 24 février 2022 au 15 octobre 2023, plus de 8 400 hommes ont traversé la frontière de cette manière entre l’Ukraine et la Roumanie.

Barbelés et caméras thermiques

En contrebas du village d’Oxana, le rivière Tisza s’écoule paisiblement entre les arbres aux feuilles dorées. À cinquante mètres, sur la rive d’en face, c’est l’Ukraine. « Depuis le début de la guerre, on évite de nager sur l’autre moitié de la rivière, elle est militarisée » raconte la jeune femme, en indiquant l’autre berge. En hauteur, des véhicules circulent sur une route départementale. Des cheminées fumantes émergent plus loin au-dessus des arbres. La traversée semble simple, à première vue, mais un œil aguerri peut apercevoir les clôtures et barbelés aux lames acérées qui longent la route. « Des caméras thermiques sont disposées le long de la frontière et les véhicules se font contrôler régulièrement » précise Oxana.

Le bar de Lunca la Tisa, où arrivent des déserteurs.

L’histoire des deux jeunes hommes ne fait pas exception dans son village. Adriana, la tenancière du café, en voyait « tous les jours » après le déclenchement de la guerre. Oxana pense que beaucoup passent par Lunca la Tisa, « car ils doivent savoir que c’est un village ukrainien et que nous parlons la langue. » Son prénom en atteste, Oxana est elle-même Ukrainienne de Roumanie. Elle travaille d’ailleurs comme psychologue pour des enfants réfugiés. Juste en bas du café, les ruines d’un pont qui enjambait la Tisza témoignent d’une période où ce territoire, peuplé d’Ukrainiens, de Roumains, de Roms, de Juifs et de Hongrois, n’était pas séparé par une frontière. À la suite de la dislocation de l’Empire austro-hongrois, des familles entières furent séparées entre la région de Transcarpathie en Ukraine – devenue brièvement ukrainienne, puis tchécoslovaque et soviétique – et celle de Maramureș en Roumanie. « Il y a encore quelques années, quand quelqu’un décédait, on emmenait le cercueil près de la rivière pour que la famille côté ukrainien puisse dire au revoir au défunt » se souvient la psychologue.

Traversée dangereuse

Après avoir donné à manger aux deux jeunes déserteurs, Oxana a dû les rassurer, « car ils pensaient que la police allait les arrêter et les renvoyer en Ukraine. On leur a dit qu’au contraire, la police des frontières est là pour les identifier et les aider. » Une issue heureuse pour la plupart, mais qui ne cache pas les dangers de la traversée, notamment par les montagnes. Treize personnes ont été retrouvées sans vie du côté roumain, noyées dans la rivière Tisza, ou victime d’un choc hypothermique. L’Ukraine ne communique pas de chiffres officiels de son côté.

« Il ne sont pas toujours préparés à cet environnement dangereux ».

Iulia Stan, porte-parole de l’Inspectorat Territorial de la police des frontières de Sighetu Marmației.

Micha*, lui, était conscient du danger avant de tenter la traversée dans les Carpates en avril 2022. Il venait de recevoir une convocation des forces armées. « Je ne pouvais pas laisser ma famille, c’était impossible pour moi », confie-t-il, assis à côté de sa femme, Nastia*, dans un restaurant de Maramureș. Père de trois enfants, il ne pouvait pas quitter le pays car son aîné est majeur. Ce dernier était à l’étranger au moment de l’invasion russe et n’est pas rentré en Ukraine depuis. Micha prend dans ses économies pour payer le passeur, qui réclame 8 000 €. Au début de la traversée vers la Roumanie, ils sont dix hommes, accompagnés de contrebandiers qui connaissent les chemins montagneux.

Montagnes entre l’Ukraine et la Roumanie. La plupart des déserteurs ukrainiens traversent la rivière Tisza ou les montagnes de la région de Maramures pour atteindre la Roumanie.

Puis ils doivent continuer seuls. Le trajet dure cinq jours au total, dans un froid extrême. « Il faisait – 20 °C, témoigne Micha. On mangeait de la neige. On était complètement perdus. » La marche devient de plus en plus périlleuse. Six hommes abandonnent et rebroussent chemin. Un autre y perd la vie, mort de froid. Le jeune fils de ce dernier, désespéré, réchauffe avec ses mains la batterie de son téléphone pour appeler les secours. Au bout d’un moment, celui-ci se remet à fonctionner ; un geste qui sauve la vie des trois hommes restants. Ils sont retrouvés par les sauveteurs roumains, puis emmenés à l’hôpital. Le jeune est amputé de quelques doigts. Micha, de ses orteils, après avoir marché plus de vingt kilomètres sans chaussures. Nastia et leurs deux enfants le rejoignent à l’hôpital et s’installent en Roumanie, où ils trouvent tous les deux un travail au bout de quelques mois.

Une dizaine par jour

« Nous ne sommes pas là pour les juger, mais pour les prendre en charge et les identifier. L’Ukraine ne peut rien nous dire car nous appliquons la législation européenne de protection » rappelle Iulia Stan, porte-parole de l’Inspectorat Territorial de la police des frontières de Sighetu Marmației, depuis les bords de la Tisza où les gardes-frontières patrouillent de jour comme de nuit. La plus longue frontière de l’Ukraine avec un pays de l’Union Européenne est celle qui la sépare de la Roumanie, soit 650 kilomètres. L’équipe de Iulia Stan surveille une portion de 365 kilomètres, sur les départements de Satu Mare, Maramureș et Suceava.

« Nous utilisons des technologies avancées, notamment grâce au soutien de Frontex (L’agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, ndlr), car il s’agit d’une frontière extérieure de l’UE. Nous avons des caméras thermiques, des drones et des hélicoptères, pour détecter des personnes qui traversent la frontière » détaille la policière. Au départ, toute cette technologie servait à stopper le trafic de contrebande, de cigarettes principalement, florissant entre les deux pays, mais celui-ci a considérablement diminué depuis le début de la guerre. « Maintenant, nous nous occupons des déserteurs, il y en a environ une dizaine par jour » ajoute-t-elle.

Pont entre l’Ukraine et la Roumanie qui enjambe la rivière Tisza, au point de passage frontalier de Sighet. La plupart des déserteurs ukrainiens traversent la Tisza ou les montagnes de Maramures pour atteindre la Roumanie.

Parfois, des familles leur signalent qu’un de leurs proches est en train de traverser la frontière. Elle se souvient de cette mère qui les a approchés au point de contrôle de Sighet pour leur dire que ses deux fils étaient dans les montagnes. « Elle s’est écroulée, inconsolable, car ils ne répondaient plus au téléphone. Nous l’avons signalé à nos collègues et aux secours, puis ils ont été retrouvés, se réjouit Iulia Stan. Chaque personne sauvée est une victoire pour nous. » Elle montre des vidéos envoyées par les équipes de sauvetage dans les montagnes. Deux jours plus tôt, un homme dans la quarantaine a été retrouvé, « complètement déshydraté et exténué ». Sur une photo, celui-ci a les traits tirés, le corps prêt à lâcher. Il ne porte qu’une sorte de coupe-vent, pas de gants ni de vêtements d’hiver, alors que la neige vient de tomber en cette mi-octobre. « Il ne sont pas toujours préparés à cet environnement dangereux » déplore Iulia Stan.

Rester discret

Après s’être assurée que les hommes sont en bonne santé et identifiés – certains passant quelques jours à l’hôpital, la police des frontières les conduit au Centre régional de procédures et d’hébergement pour les demandeurs d’asile de Șomcuta Mare. Là, dans cette commune à une heure et demie de Sighetu Marmației, des containers blancs ont été aménagés spécialement pour les réfugiés ukrainiens. « Quand ils arrivent, ils peuvent bénéficier soit de la protection internationale, c’est-à-dire l’asile, soit de la protection temporaire mise en place par l’UE, explique Simona Chioran, la directrice et commissaire-chef du centre. Les hommes ukrainiens peuvent en effet obtenir la protection temporaire même s’ils ont traversé illégalement la frontière. En général, ils choisissent cette option. »

Le centre de demandeurs d’asile à Șomcuta Mare dans le Maramureș. Des containers blancs ont été aménagés pour les procédures de protection temporaire européenne.

Pour Georgeta Ster, conseillère juridique à Jesuit Refugee Service (JRS), une ONG qui accompagne des réfugiés et migrants, les hommes optent pour la protection temporaire car « la plupart vont ensuite plus rapidement dans d’autres pays de l’UE. » Alors qu’elle s’occupe principalement de fournir une aide juridique et d’hébergement pour les demandeurs d’asile « du monde entier », elle doit aussi faire face à de nouvelles situations d’urgence, avec la guerre dans le pays voisin. « Les parents d’un jeune Ukrainien m’ont appelée un jour pour me dire qu’ils n’avaient plus de nouvelles, raconte-t-elle. Il avait comme projet de traverser la frontière. On a essayé de les aider, mais malheureusement, on a su plus tard qu’il avait été retrouvé sans vie. »

Si pour elle, « ces jeunes ne devraient pas être forcés à partir sur le front s’ils n’en sont pas capables », elle est consciente que cette vision n’est pas toujours partagée parmi les femmes réfugiées en Roumanie. « Alors que je discutais avec l’une d’entre elles devant le centre de Șomcuta Mare, un véhicule est arrivé avec un groupe de déserteurs, raconte-t-elle.  Le visage de la femme s’est transformé, je pouvais voir de la colère en elle. Quand ils sont passés, elle m’a dit ‘Eux ils ont fui, et mon mari est resté là-bas pour combattre’. »

Micha et Nastia ne savent pas quel sera leur sort à la fin de la guerre, ni comment ils seront reçus s’ils retournent en Ukraine. Pour le moment, Nastia préfère rester discrète. Elle connaît une autre femme en Roumanie dont le mari a aussi fui l’armée : « Elle ne poste pas de photos avec lui, elle n’en parle pas. On évite d’aborder le sujet avec les autres femmes réfugiées ici. »

*Le nom a été changé pour préserver l’anonymat

Article publié avec le soutien de Heinrich Böll Stiftung | Bureau Paris – France.

Marine Leduc

Journaliste indépendante, notamment en Roumanie et Moldavie. Elle publie dans La Croix, Le Soir, Télérama, Equal Times, entre autres.