Dans le Donbass, les habitants pris au piège des combats entre les armées ukrainienne et russe

Alors que des bombardements russes indiscriminés ravagent Siversk, dans le Donbass, la méfiance règne entre les habitants de cette petite ville et les soldats ukrainiens qui y ont établi leur nouvelle ligne de défense.

(Siversk, Ukraine – Envoyé spécial) « Je n’ai plus peur, c’est la vie », assure Danil, 7 ans, désignant d’un geste la direction de Lyssytchanssk, depuis laquelle nous parvient le son de plusieurs explosions. Avec ses parents, sa grand-mère et sa petite sœur, le jeune garçon réside à Siversk, une bourgade d’environ 11 000 habitants de la région de Donetsk, dans l’est de l’Ukraine. La ville est l’une des places fortes de la nouvelle ligne défensive établie par l’armée ukrainienne, après que celle-ci s’est retirée successivement des villes jumelles de Severodonetsk, le 24 juin dernier ; et Lysychansk, le 2 juillet. Soumises à un barrage d’artillerie constant, qui a réduit les deux agglomérations à l’état de ruines, les troupes ukrainiennes avaient été forcées de se replier pour éviter d’être encerclées par l’armée russe.

Photographie : Bryce Wilson.

Située sur l’axe routier stratégique entre Bakhmout et Severodonetsk, Siversk est donc devenue au cours des dernières semaines un saillant de la ligne ukrainienne. Lors de nos premières visites à la fin du mois de juin, nous avions été témoins de la retraite de Severodonetsk, et de l’installation de nouvelles positions défensives dans la région : chars, canons américains M777 et véhicules de transports de troupes effectuaient alors des allers-retours réguliers entre Bakhmut et Siversk. Mais lorsque nous approchons des faubourgs de la ville ce 12 juillet, la route est étrangement déserte, et il y règne un calme relatif, malgré les volutes de fumée noire s’élevant à l’horizon : sur une hauteur surplombant Siversk, un champ de blé brûle.

Photographie : Bryce Wilson.

Selon un soldat ukrainien rencontré dans une échoppe à l’entrée de la ville, les Russes seraient positionnés à seulement une dizaine de kilomètres au nord. « C’est devenu très chaud au cours des derniers jours », souffle-t-il, en s’allumant une cigarette.

Photographie : Bryce Wilson.

Face à l’avancée des Russes et l’intensification des bombardements, plus de la moitié des habitants ont déjà quitté Siversk, par leurs propres moyens, ou bien évacués par des véhicules affrétés par l’armée ukrainienne. Ceux qui sont restés doivent composer avec des conditions de vie médiévales : la ville est privée d’accès au gaz, à l’électricité et à l’eau potable depuis plus de trois mois. « On ne vit plus ici, on survit », nous explique Evdokiya Famicheva, 80 ans, en arrachant des pages des œuvres de Pouchkine, le poète russe, pour raviver la flamme sur laquelle elle fait cuire des pirojki, des chaussons à la pomme de terre.

Evdokiya Famicheva, 80 ans. Photographie : Bryce Wilson.

Dans les rues presque désertes de Siversk, une maison sur deux porte l’inscription Lyudi, « gens » en russe, pour signaler que l’habitation est occupée. Sur le portail rouillé de l’une d’entre elles, il est écrit, en ukrainien, « tout a déjà été volé. » Car entre les soldats ayant pris position à Siversk et les résidents restés sur place, la méfiance règne : « On nous dit que les Russes vont venir ici pour piller, ce qui est possible, mais les soldats ukrainiens stationnés ici font pareil », peste Vitali, un ancien chauffeur et natif de la ville. « Qui sommes-nous censés croire ? » Assis sur une mobylette défraîchie devant l’école municipale, Vitali assure que des soldats se seraient livrés à des actes de pillage. Certains d’entre eux, originaires selon lui de l’Ouest de l’Ukraine, feraient preuve d’un « manque de respect » à l’égard des habitants. « Ils se battent pour la terre, pas pour nous, dit-il. Ils ne nous considèrent même pas comme des êtres humains. » D’autres habitants viennent à notre rencontre : « Ils ont volé de la nourriture, et même des appareils électroménagers », s’indigne une femme âgée, agitant un doigt accusateur. Aucun d’entre eux ne se prononce en faveur d’une occupation russe, mais tous confient se sentir abandonnés par l’Ukraine : « Nous avons dû supplier l’administration régionale pour qu’ils nous envoient des éboueurs », explique Vitali. « Si les bombes ne nous tuent pas, nous finirons noyés dans les ordures. »

Sur un portail, en ukrainien, l’inscription « tout a déjà été volé ». Photographie : Bryce Wilson.

Notre conversation est, justement, interrompue par une succession d’explosions à la lisière de la ville. Vitali confirme que les bombardements ont redoublé d’intensité au cours des derniers jours, et certains habitants de Siversk n’osent désormais plus quitter leur abri que quelques minutes par jour, afin de cuisiner ou d’aller chercher de l’eau au puits. C’est le cas d’Evdokiya, qui explique avoir passé chaque nuit, depuis plus de deux mois, dans la cave de son immeuble, par peur des frappes de missiles qui visent régulièrement sont quartier. En nous déplaçant dans la ville, nous constatons de nos propres yeux la dégradation de la situation : des rues autrefois praticables sont désormais inutilisables, la chaussée recouverte de débris ou soufflée par un impact. Dans une rue parallèle de celle où vit Evdokiya, la carcasse d’un missile est plantée dans l’asphalte.

« Il y a deux ou trois jours, deux personnes ont été tuées devant l’immeuble d’à côté », soupire la retraitée et native de la ville. « Ils jouaient aux dominos. » Les deux immeubles sont séparés d’une centaine de mètres, que nous traversons précautionneusement : la rue est jonchée de verre et de métal brisé, et plusieurs shrapnels rouillés sont visibles parmi les débris. Devant cet immeuble d’habitation soviétique aux fenêtres soufflées par les explosions, qui fait face à la ligne de front, une aire de jeux pour enfants porte les séquelles de la récente frappe de missile : une balançoire, ses chaînes brisées, gît à même le sol ; le toboggan est criblé de shrapnels ; à ses pieds, les habitants ont déposés les restes de plusieurs missiles s’étant abattus au cours des derniers jours. La rouille qui a commencé à ronger certains d’entre eux témoigne de la régularité des bombardements. Un peu plus loin, sous un chêne, deux tombes récemment creusées sont marquées par de simples croix en bois. Une femme âgée et un homme reposeraient ici, selon des voisins.

« On nous dit que ce sont les Russes qui nous tirent dessus, mais est-ce que vous voyez les Russes ici ? Pas moi. »

« Vous allez raconter ce qu’il se passe vraiment ici, ou vous allez juste répéter leur propagande ? », Un des habitants, furieux, nous interpelle en russe. Âgé d’une soixantaine d’années, l’homme a les traits tirés, la calvitie naissante. « On nous dit que ce sont les Russes qui nous tirent dessus, mais est-ce que vous voyez les Russes ici ? Pas moi. » Selon lui et plusieurs des résidents de cet immeuble situé au nord de Siversk, ce seraient les forces ukrainiennes, et non russes, qui bombardent sans relâche cette partie de la ville. Pourtant, nous croisons au détour du complexe d’habitations des positions militaires ukrainiennes, et des soldats en armes se pressent dans les rues et allées du quartier. « Russes ou Ukrainiens, quelle différence », interroge Alla Mikheeva, une amie proche d’Evdokiya et retraitée elle aussi, en s’essuyant les yeux d’un revers de manche. « Nous voulons juste que ça s’arrête. Nous voulons juste la paix. »

Photographie : Bryce Wilson.

Après une tentative infructueuse de percer les défenses ukrainiennes à Siversk le lendemain de notre départ, le 13 juillet dernier, les forces russes se prépareraient désormais à renouveler leur offensive dans la région : « Dans la direction de Donetsk, les principaux efforts de l’ennemi tente d’améliorer sa position tactique et de créer les conditions pour attaquer les villes de Siversk et Soledar », peut-on ainsi lire sur la page Facebook de l’état-major des forces armées ukrainiennes : « Les unités ennemies se réapprovisionnent en munitions, en carburant et en lubrifiants. » Pour les habitants de Siversk, le calvaire ne semble pas près de prendre fin.

Article publié avec le soutien de Heinrich Böll Stiftung | Bureau Paris – France.

Guillaume Ptak

Journaliste indépendant, formé à l'Institut de journalisme Bordeaux Aquitaine (IJBA).