Dans le Delta du Danube, les riches écosystèmes fragilisés par la guerre

Partagée entre Roumanie et Ukraine, la réserve naturelle du delta du Danube abrite une faune et une flore exceptionnelles. Avec la guerre, les ports ukrainiens du fleuve sont devenus cruciaux pour l’exportation des céréales ukrainiennes, mais sont aussi visés depuis cet été par des attaques russes. S’il est encore difficile de mesurer les effets sur l’environnement, des dommages collatéraux sont déjà visibles.

Après avoir parcouru 2 800 kilomètres à travers le continent européen, le Danube se jette dans la mer Noire, se divisant en différentes branches, reliées par un dédale de canaux, lacs, forêts et étendues de roseaux. Il est un des deltas européens les mieux préservés, mais qui forme aussi des écosystèmes fragiles, refuges pour près de 3 000 variétés de plantes et 4 300 espèces animales, dont 365 d’oiseaux. Mais ce coin paisible aux airs de bout du monde, inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO en 1991, devient aujourd’hui une zone stratégique alors que la guerre sévit du côté ukrainien.

Plusieurs fois par jour, les cargos défilent sur le bras de Sulina, côté roumain, et effleurent les villages paisibles de son delta, dépassant le toit des maisons de plusieurs mètres. La circulation de ces mastodontes de 8 000 tonnes s’est intensifiée depuis le début de l’agression russe en Ukraine. Avec les ports maritimes bloqués, les ports fluviaux du Danube sont devenus des voies alternatives pour l’export de céréales et d’huile de tournesol, fleurons de son économie.

Multiplication des cargos

Cette situation inquiète Gabriel Marinov, gouverneur de la partie roumaine de la Réserve Biosphère du Delta du Danube, l’administration qui gère la réserve naturelle depuis sa création en 1991. « Nous ne pouvons pas encore en mesurer les effets sur la faune et la flore, mais toute activité humaine amène de nouvelles perturbations, explique-t-il dans son bureau à Tulcea fin août, une vue plongeante sur le fleuve. La partie ukrainienne étant militarisée, les informations ne circulent plus comme avant et nous n’avons pas de données exactes concernant le bras navigable de Chilia (entre Ukraine et Roumanie, ndlr) et le canal de Bystroe, situé en Ukraine. »

« L’exportation des céréales est importante pour l’économie ukrainienne et il est compliqué de s’y opposer. »

Le canal de Bystroe. Ce nom cristallise à lui seule de vieilles disputes entre la Roumanie et l’Ukraine, mais aussi entre protecteurs de l’environnement et les défenseurs de l’économie. La réouverture du canal, qui permet d’atteindre le bras de Chilia et le rendre navigable, avait provoqué des tensions au cours des années 2000. Avec la guerre et le besoin d’exporter ses marchandises, l’Ukraine a voulu augmenter la profondeur du canal de Bystroe afin de l’ouvrir à des navires de plus grand tonnage et désengorger le bras de Sulina – et donc s’acquitter des taxes douanières côté roumain. « En tant qu’administration de la réserve naturelle, nous sommes contre ces travaux, ajoute le gouverneur. En effet, le delta du Danube ne supportent pas deux canaux navigables de grandes dimensions. Cela a existé par le passé et les effets négatifs sur les écosystèmes du delta, la faune et la flore, ont pu être observés et étudiés par les scientifiques. » Pour l’instant le projet est suspendu suite aux désapprobations de Bucarest, afin d’y mesurer l’impact environnemental.

Côté ukrainien, qui gère 20 % des 4 100 m² de la réserve du delta, les protecteurs de l’environnement sont pris entre deux feux. Mikhaïlo Nesterenko chef d’équipe du projet de l’ONG « Rewilding Europe » dans le delta du Danube, le confirme : « Creuser le canal de Bystroe aurait beaucoup de conséquences. Cela apporterait plus de sédiments et boucheraient les petits canaux du delta. Cela changerait l’équilibre hydrologique. En tant qu’ONG de conservation, on ne soutient pas ce type d’initiative. Maintenant, l’exportation des céréales est importante pour l’économie ukrainienne et il est compliqué de s’y opposer. »

Militarisation du delta

Mikhaïlo est parti d’Odessa avec sa famille dès les premières heures de la guerre le 24 février 2022. Il travaille désormais depuis le siège de Rewilding Europe dans les Pays-Bas. L’ONG implante des projets de « réensauvagement » et de reconstructions écologiques sur tout le continent et dans le delta du Danube depuis 2017. Malgré les difficultés, Mikhaïlo, son équipe ukrainienne et ses partenaires roumains, continuent leurs actions. « Nous sommes constamment en contact avec les communautés locales, comme celles assez isolées de Chilia et Vylkovo. Nous avons même de meilleures relations parce que nous avons continué nos engagements pendant la guerre. Ils ont beaucoup apprécié » raconte-t-il en visio. Même sur les réseaux sociaux, leurs actions sont célébrées : « Je pense que nous apportons un peu d’information positive. Les gens sont demandeurs. »

Or, leur zone de travail s’est considérablement réduite avec la militarisation de la région côté ukrainien. Près du littoral de la mer Noire, aucun civil n’est autorisé à entrer, ni même les autorités de la réserve alors qu’elles en sont les propriétaires. « Il y a des endroits où nous n’avons plus aucun accès et d’où aucune information ne sort, ajoute le chef d’équipe. Impossible de continuer notre travail sur la côte et sur la partie ukrainienne du bras de Chilia. » Impossible donc, de savoir ce qu’il s’y passe et de mesurer l’impact de la guerre sur la faune et flore, surtout autour des ports du Danube, bombardés régulièrement par des drones russes depuis fin juillet.

Vue depuis Plauru (Roumanie), sur le port d’Izmaïl (Ukraine), après une nuit d’attaques russes le 23 août 2023. La Russie vise les silos et entrepôts de céréales. Photographie : Marine Leduc.

A Tulcea, Gabriel Marinov est, quant à lui, conscient des risques mais soutient que les autorités « sont préparées à cela. » A cause des bombardements sur les infrastructures portuaires, « des substances polluantes peuvent se retrouver dans le Danube. » Pour l’instant, assure-t-il, pas de signalement à ce sujet. « Toutefois, nous n’avons pas toutes les informations depuis le côté ukrainien. La communication est aussi devenue plus rare avec nos partenaires ukrainiens de la réserve, admet-il.  En temps voulu, nous réaliserons les études nécessaires afin de déterminer quels ont été ces effets. Ce n’est pas encore à l’ordre du jour. » Les autorités de la réserve en Ukraine n’ont en effet pas donné suite à notre demande d’interview.

Lire notre reportage Dans le hameau roumain qui assiste aux attaques russes sur le port d’Izmaïl

S’il est donc difficile pour le moment de vérifier les conséquences écologiques de la guerre sur le delta, certaines sont toutefois bien visibles. Sur son téléphone, Gabriel Marinov fait défiler des photos prises en juillet sur la plage strictement protégée de Periteașca – Leahova, au sud du delta, qu’il parcourt à pied une fois par an. Matériaux de constructions, déchets électroménagers et morceaux de portails en bois sont aujourd’hui dispersés sur cette bande de sable de 35 kilomètres. « Lors de la destruction du barrage de Nova Kakhovka en juin, des maisons ont été emportées et tout a dérivé sur le littoral ukrainien près d’Odessa, mais aussi au sud du delta, où se dirige le courant venu du Dniepr » raconte-t-il. Sortir ces kilos de détritus se révèlent être un véritable casse-tête car aucun véhicule n’est autorisé d’y circuler. « Nous devons nous organiser afin de récupérer ces déchets par bateau, c’est seul moyen », se résigne le gouverneur.

Écotourisme versus tourisme de masse

Et qu’en est-il des habitants du delta ? Éparpillées dans cet écrin de nature, environ 15 000 personnes vivent du côté roumain. La pêche et le tourisme constituent leurs activités principales. Certaines communautés y ont trouvé refuge des siècles auparavant, notamment les Lipovènes, les « Vieux-Croyants », une minorité russophone et religieuse qui a fui les persécutions en Russie au XVIIIè siècle. Mais aussi des descendants de Cosaques zaporogues, ces guerriers ukrainiens qui ont échappé à l’armée russe et se sont alliés aux Ottomans. Car la frontière entre l’empire russe et l’empire ottoman se trouvait là, au centre du delta du Danube.

Dan Verbina, président de la Fédération des organisations de producteurs de poisson du delta du Danube, est fier d’être Cosaque. En plus du roumain, l’homme de 63 ans parle un dialecte ukrainien, transmis de génération en génération depuis l’arrivée de ses ancêtres dans le delta au XVIIIè siècle. Pour se rendre dans sa pension touristique à Crișan, érigée sur le potager de ses grand-parents, il faut emprunter un bateau à moteur pendant une heure depuis Tulcea. La clientèle se détend au bord de la petite piscine, élément qui détonne alors que les bâtisses respectent un style traditionnel, avec toits en chaume et murs immaculés.

Dan Verbina dans son potager à Crișan. Photographie : Marine Leduc.

Dan circule dans son jardin, récolte quelques légumes qui seront utilisés dans son restaurant : « Ici on propose des plats locaux, avec les produits du jardin et les poissons du delta. » La pêche a toutefois été impactée par la guerre voisine : de nombreux pêcheurs ont vu leur chiffre d’affaires diminuer, « parfois de moitié », notamment à cause de la circulation des cargos, qui « font fuir les poissons et empêchent de lancer nos filets ». Il regrette qu’aucune compensation n’ait été proposée par l’État roumain. Le tourisme est lui aussi touché : « Dès qu’il y a des bombardements sur les ports ukrainiens, beaucoup de réservations sont annulées » affirme-t-il.

Pour son collègue, le pêcheur « Nelson », Nelu de son vrai nom, ce n’est pas tant les effets de la guerre qui affectent son activité. « Cela a été contraignant au printemps, pour la pêche de l’alose de la mer Noire, car trop de cargos circulaient, soutient l’homme de 66 ans depuis sa barque. Mais en dehors de cela, rien n’a changé pour moi. » Pour lui, les problèmes environnementaux et sociaux du delta avaient déjà commencé bien avant la guerre. Il s’insurge surtout contre les réglementations restrictives imposées aux pêcheurs traditionnels, la difficulté à obtenir une licence, et surtout contre le tourisme de masse du delta « avec les centaines de bateaux à moteur qui circulent dans les canaux et perturbent la pêche et la faune. Le delta est le lieu idéal pour un tourisme contemplatif, pas de consommation. »

« Nelson » en pleine pêche. Photographie : Marine Leduc.

Dan Verbina corrobore : « nous aimerions que l’activité touristique soit plus contrôlée pour promouvoir un tourisme plus respectueux. Ici nous avons une vingtaine de chambres alors qu’à côté, il y a un hôtel de 400 chambres, ça n’a pas de sens. » A côté de ça, il considère que la création de la réserve naturelle « n’a pas forcément coïncidé avec les besoins des locaux » avant de conclure : « Il faut un équilibre. Nous aussi, avec notre culture, notre héritage, nous faisons partie intégrante de cette nature. »

Le gouverneur du delta, Gabriel Marinov, est conscient des complaintes des habitants. Même s’il ne peut pas décider des réglementations concernant la pêche, il souhaite lui aussi promouvoir une forme de tourisme plus lent et plus proche de la nature. Dans ses tiroirs, il prépare un gros projet, celui d’une quarantaine de parcours seulement accessibles par des embarcations sans moteur et respectueuses de l’environnement. « Cela peut être des barques ou des canoës . Nous développerions tout un aspect éducatif, et aussi pourquoi pas du pescatourisme, c’est à dire créer un cadre législatif qui permettrait aux pêcheur d’embarquer des touristes sur leurs bateaux » décrit-il.

Côté ukrainien, Mikhaïlo ne désespère pas. Depuis les Pays-Bas, il évoque un effet positif de l’arrêt des activités maritimes entre l’embouchure du delta et Odessa : « La biodiversité s’est multipliée. Sans activité humaine, la nature sauvage peut reprendre ses droits très rapidement. »

Article publié avec le soutien de Heinrich Böll Stiftung | Bureau Paris – France.

Marine Leduc

Journaliste indépendante, notamment en Roumanie et Moldavie. Elle publie dans La Croix, Le Soir, Télérama, Equal Times, entre autres.