La corruption reste extrêmement répandue en Ukraine, mais les efforts engagés dans le sillage du Maïdan en 2014 se poursuivent malgré la guerre et la volonté d’intégration de l’Union européenne est une puissante source de motivation.
Ce texte de la journaliste Kristina Berdynskykh a été traduit de l’ukrainien par Adrien Beauduin.
Octobre 2022. Une guerre à grande échelle se déroule en Ukraine depuis déjà huit mois. La Russie lance des attaques de missiles sur les villes ukrainiennes pour tenter de détruire son infrastructure énergétique. Les forces armées ukrainiennes continuent de défendre le pays et tentent de reconquérir les territoires occupés par la Russie.
Au même moment, Maksym Mykytas, 42 ans, homme d’affaires basé à Kyïv et ancien député du parlement ukrainien, était occupé à une chose bien plus importante pour lui. Il tentait de corrompre Borys Filatov, le maire de Dnipro, afin d’obtenir un permis pour l’agrandissement du métro dans la ville sans passer par un appel d’offres. Pour cela, Mykytas avait promis à Filatov une généreuse récompense – un pot-de-vin de 22 millions d’euros. Cela représentait 10 % du coût de l’ensemble du projet.
Après avoir entendu l’offre alléchante de l’homme d’affaires, le maire de Dnipro a immédiatement contacté le Bureau national de lutte contre la corruption en Ukraine (NABU), l’organisme qui enquête sur la corruption de haut niveau, et a signalé le délit. Le 18 octobre, Mykytas a été arrêté et officiellement inculpé par les procureurs chargés de la lutte contre la corruption.
La promesse de 22 millions d’euros est l’un des plus gros pots-de-vin enregistrés par les services policiers ukrainiens dans l’histoire de l’Ukraine indépendante. Si le tribunal déclare le constructeur coupable, il risque 5 à 10 ans de prison ainsi que la confiscation de ses biens. Pendant que le procès suit son cours, Mykytas reste en détention.
Kateryna Boutko, responsable de l’ONG Automaïdan, qui suit de près ces affaires très médiatisées, affirme que l’État continue de lutter contre la corruption malgré la guerre, et qu’il s’agit là d’une réussite majeure. Cependant, il existe également dans ce domaine de nombreux problèmes et limites liés à la guerre. Par exemple, certains procureurs et enquêteurs qui avaient l’habitude d’enquêter sur la corruption à haut niveau défendent désormais le pays au sein de l’armée. Deux employés du NABU sont déjà morts au combat.
Du Maïdan à la guerre
Selon Mme Boutko, l’histoire de la lutte contre la corruption de haut niveau en Ukraine a commencé en 2014, lorsqu’une révolution a eu lieu sur la place de l’Indépendance de Kyïv. Après la révolution, la société a réalisé qu’il n’était plus possible de laisser le pays dans un tel état. En effet, la situation en matière de corruption était catastrophique. En 2013, l’Ukraine était classée au 144e rang sur 175 dans l’Indice de perception de la corruption calculé par l’organisation Transparency International.
Après le Maïdan, l’Ukraine a créé un système anti-corruption entièrement nouveau. Ses principaux organes sont le Bureau national de lutte contre la corruption (NABU), dont les inspecteurs identifient et enquêtent sur les actes de corruption commis par des fonctionnaires, des députés, des juges et d’autres hauts fonctionnaires ; le Bureau du procureur spécialisé dans la lutte contre la corruption (SAP), qui porte des accusations formelles contre les suspects et représente les intérêts de l’État devant les tribunaux ; et la Haute cour anti-corruption, qui juge les suspects.
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La création du système électronique de passation des marchés publics Prozorro a constitué une importante réforme pour lutte contre la corruption après le Maïdan. Dans ce système, les entreprises publiques et municipales lancent des appels d’offres pour l’achat de biens, de travaux et de services, et les représentants des entreprises se font concurrence de manière transparente pour fournir ces biens et services à l’État. En 2021, Prozorro a reçu le prix international Open Government Partnership Award.
En outre, en 2016, l’Ukraine a lancé un système de déclaration électronique obligatoire pour les représentants de l’État. Il s’agit également d’un système en ligne. Tous les fonctionnaires et juges y entrent les données relatives à leurs avoirs : appartements, voitures, objets de valeur et économies. À partir des déclarations électroniques, tant la société que les services policiers peuvent tirer des conclusions à savoir si le revenu officiel d’un fonctionnaire lui a permis d’acquérir les biens qu’il possède.
Mais ce ne sont pas seulement les nouvelles agences gouvernementales et les nouveaux systèmes informatiques qui facilitent la lutte contre la corruption. Il existe en Ukraine de puissants projets de journalisme d’investigation qui révèlent la corruption des fonctionnaires et mettent au jour les liens entre politiciens et oligarques. Par exemple, à l’été 2014, un programme de journalisme d’investigation intitulé « Combines : Corruption en détail » a été lancé par Radio Liberty. Des enquêtes sur la corruption sont également menées par les projets journalistiques Slidstvo.info et Bihus.info. C’est souvent sur la base de ces enquêtes journalistiques que les forces de l’ordre entament des procédures. Récemment, à la suite d’une de ces enquêtes, le NABU a porté des accusations à l’encontre d’un député qui n’avait pas déclaré sa propriété en Espagne.
Grâce aux changements survenus après le Maïdan, pour la première fois des fonctionnaires, des juges, des députés et des maires ont fait face à des accusations de corruption, eux qui étaient auparavant au-dessus de la loi. L’une des premières affaires très médiatisées du NABU concernait le chef du service fiscal de l’État, Roman Nassirov. Très bientôt, le verdict du tribunal devrait tomber sur le cas du juge Mykola Tchaous de Kyïv. On se souvient de lui pour avoir caché un pot-de-vin dans un bocal en verre.
Toutefois, bien que de nombreux Ukrainiens influents soient désormais assis sur le banc des accusés devant la Cour anti-corruption, les procédures dans ces affaires très médiatisées prennent beaucoup de temps, selon les activistes de la société civile. Dans de nombreuses affaires, la justice ne s’est toujours pas prononcée. Il existe plusieurs prétextes juridiques qui permettent aux avocats des suspects de faire traîner les procédures pendant des années.
De plus, la lutte contre la corruption en Ukraine se heurte encore à de nombreux obstacles juridiques et pratiques illégales, allant même jusqu’aux pressions des politiciens et des oligarques. C’est peut-être la raison pour laquelle, au cours des huit dernières années, l’Ukraine n’a réussi à gagner qu’une vingtaine de places dans l’Indice de perception de la corruption. Il est dur de considérer cela comme une percée, car elle n’est que 122e sur 180 pays.
Deux fronts
Lorsque la Russie a lancé son agression militaire à grande échelle contre l’Ukraine, les détectives chargés de la lutte contre la corruption enquêtaient sur 886 affaires criminelles. Plus de 200 autres affaires de corruption étaient déjà en cours d’examen devant les tribunaux. Le NABU note que lorsque la guerre a éclaté, il était très important de préserver tous les documents et toutes les données et de ne pas perdre cet ensemble d’informations. Dans un premier temps, la centrale du bureau anti-corruption s’est déplacée de Kyïv à Lviv, dans l’ouest de l’Ukraine, et elle n’est revenue dans la capitale que lorsque la menace pesant sur la capitale était passée. Aucune procédure pénale pour corruption n’a été close en raison de la guerre.
Toutefois, comme pour toutes les autres organisations, la possibilité de se consacrer pleinement au travail a été considérablement réduites. 20 % des enquêteurs du NABU ont rejoint l’armée. Sur les 40 procureurs du bureau du procureur spécialisé dans la lutte contre la corruption, 12 sont allés au front.
Malgré cela, au cours des six premiers mois de 2022, les agences de lutte contre la corruption ont présenté au tribunal des actes d’accusation contre 61 suspects. C’est 40 % de plus qu’à la même période en 2021.
Vitali Chabounine, président du conseil d’administration du Centre d’action anti-corruption, explique que si la corruption entravait autrefois le développement et les réformes de l’Ukraine, aujourd’hui, la lutte contre ce fléau est également une question de sécurité physique. « Tout scandale de corruption majeur nous menace d’une réduction de l’aide financière de nos partenaires occidentaux », explique M. Chabounine. « Le président Zelensky comprend-il cela ? Je pense que oui », dit-il, convaincu. Après tout, les pays occidentaux aident maintenant l’Ukraine non seulement avec des armes mais aussi avec de l’argent pour faire tourner l’économie pendant la guerre. L’Ukraine est très intéressée à recevoir cette aide même après la guerre, lorsque la grande reconstruction du pays commencera. Il est donc important de maintenir de bonnes relations entre partenaires.
Un autre facteur donne aujourd’hui un élan à la poursuite de la lutte contre la corruption. Cet été, l’Ukraine s’est vu accorder le statut de candidat à l’adhésion à l’Union européenne et a déclaré qu’elle remplirait toutes les exigences de l’UE sur la voie de l’adhésion à part entière. Dans un tel contexte, il serait insensé de créer de nouveaux systèmes de corruption à grande échelle ou d’en maintenir d’anciens qui risqueraient de saper la confiance des partenaires, explique l’expert.
Un prix élevé
Au cours de l’été, les autorités ukrainiennes ont pris certaines mesures pour démontrer à la société et aux partenaires occidentaux que l’État garde un intérêt pour la lutte contre la corruption. En juillet 2022, une commission a enfin choisi un nouveau chef du parquet spécialisé dans la lutte anti-corruption sur la base d’une sélection concurrentielle. Le précédent responsable avait démissionné en 2020, alors que son mandat de 5 ans arrivait à son terme.
La sélection du nouveau chef a duré un an et demi, a été artificiellement retardée et a suscité de nombreux soupçons quant à la sincérité du gouvernement dans sa lutte contre la corruption. Oleksandr Klymenko, qui a finalement reçu le poste, fait un meilleur travail que ce que l’on attendait de lui, déclare Mme Boutko avec optimisme. « Il a donné un élan à l’achèvement d’enquêtes sur des affaires qui traînaient depuis longtemps et prenaient la poussière », déclare la responsable d’Automaïdan. Chaque semaine, le bureau du procureur anti-corruption présente de nouvelles accusations. C’est exactement le genre de travail que la société attend des organes de lutte contre la corruption, dit-elle.
Un concours visant à sélectionner un nouveau chef du Bureau national anti-corruption (NABU) est également en cours, le mandat du premier chef du NABU, Artem Sytnyk, ayant expiré. Jusqu’à présent, la sélection se déroule comme prévu et sans scandales.
Mais malgré ces grandes avancées, il y a quelque chose qui inquiète les militants anti-corruption et qui complique la détection de la corruption en temps de guerre. A cause du conflit, l’accès aux déclarations électroniques des fonctionnaires et à certains registres d’État, qui étaient abondamment utilisé par les journalistes et activistes, est actuellement verrouillé. Au début de la guerre, cela était justifié, car les informations auraient pu être obtenues et utilisées par les Russes, mais désormais, selon les militants, les députés travaillant à Kyïv pourraient quand même déclarer leurs avoirs. C’est pourquoi ils demandent le rétablissement de la déclaration électronique.
Vitali Chabounine, le directeur du Centre d’action contre la corruption, l’une des ONG les plus importantes en Ukraine, note que tout a changé à cause de la guerre. Certains de ses collègues ont été engagés dans l’armée, d’autres concentrent leurs efforts sur la communication avec les partenaires occidentaux au sujet de la fourniture d’armes à l’Ukraine, et d’autres encore continuent de suivre les progrès de la réforme anti-corruption. Mais il est sûr que le contrôle public sur la manière dont l’État lutte contre la corruption va progressivement se renforcer et être rétabli.
« Les Ukrainiens se battent maintenant pour leur droit de vivre dans un pays démocratique européen civilisé », conclut Mme Boutko. Elle est convaincue qu’un recul important et un retour à l’ordre ancien ne sont plus possibles. Pour avancer, l’Ukraine doit réussir à mettre en œuvre une réforme judiciaire qui devrait permettre de débarrasser le système judiciaire des juges les plus malhonnêtes.
Le Maïdan était la révolution d’une minorité active de plusieurs millions d’Ukrainiens, rappelle Chabounine. La guerre en Ukraine aujourd’hui n’est pas la guerre de quelques millions, mais de toute la nation. Il est donc très important que la demande de justice se transforme en changements systémiques, et non en une énorme déception. Les Ukrainiens ont déjà payé un prix très élevé en vies humaines, et il est impossible de revenir aux anciennes méthodes dans de telles circonstances, est convaincu l’activiste anti-corruption.
Article publié avec le soutien de Heinrich Böll Stiftung | Bureau Paris – France.