À bord du train de voyageurs qui relie de nouveau la Roumanie et l’Ukraine

Dans les Carpates, une ligne de train est réapparue après avoir fermé pendant 17 ans. Elle relie le village de Valea Vişeului, en Roumanie, à Rakhiv, en Ukraine. Il s’agit du seul train pour voyageurs entre les deux pays, dont les connexions avaient décliné ces quinze dernières années.

Train de nuit Bucarest – Valea Vişeului

Le réveil est difficile pour Valentyna. Elle s’y attendait, elle dort toujours mal dans les trains. « Le cauchemar ! » s’exclame-t-elle en riant. La femme de 67 ans regarde les paysages défiler à travers la fenêtre de son compartiment. Les premiers rayons de soleil émergent derrière les montagnes brunes des Maramureş, région des Carpates au nord-ouest de la Roumanie. Dans quelques heures, Valentyna sera dans son pays, l’Ukraine. Elle a quitté Kyïv en novembre 2022, après l’intensification des bombardements, couplés aux coupures d’électricité. « Mes deux petits-enfants étaient effrayés. Alors, nous sommes partis avec eux et ma fille et nous avons trouvé refuge à Constanţa » raconte-t-elle, avant d’ajouter : « Je voulais juste avoir une retraite paisible. »

Le train s’arrête à Valea Vişeului, village de 1500 habitants niché entre les collines. La météo est étrangement clémente pour cette fin janvier. Pas une once de neige à l’horizon. Sur la voie voisine, un petit train bleu et blanc patiente. Il porte l’inscription « Ukrzaliznytsia », du nom de l’exploitant du réseau ferroviaire ukrainien. Depuis le 18 janvier, il circule deux fois par jours entre ce village collé à la frontière ukrainienne, et Rakhiv, bourgade de 15 000 habitants située dans l’oblast de Transcarpatie.

Le nouveau train diesel qui relie Valea Vişeului à Rakhiv. Photo : Marine Leduc

Pour Valentyna, c’est une aubaine. Elle pourra suivre son traitement spécial pour les genoux dans un sanatorium à côté de Rakhiv. « J’y vais une fois par an pendant deux semaines, c’est miraculeux contre l’arthrose, se réjouit-elle. Avant je m’y rendais directement de Kyïv. Alors ce train, c’est vraiment une chance dans les conditions actuelles. » Sans ce train, elle aurait dû continuer pendant une heure jusqu’à Sighetu Marmaţiei, seul point de passage entre les deux pays dans la région, puis passer la frontière à pied jusqu’à un bus pour Rakhiv. Maintenant, même s’il faut arriver une heure avant le départ du train pour les contrôles de passeport, le trajet ne prend qu’une trentaine de minutes. Elle salue les contrôleurs et embarque pour le départ à 11h45.

Gare de Valea Vişeului

Lucian, l’aiguilleur de Valea Vişeului, observe ces nouveaux venus. Il est content de revoir ce train : « Je suis allé un jour rendre visite à mes amis à Rakhiv alors que j’aurais mis plus de deux heures en voiture pour y aller. » Pourtant, de l’autre côté des chemins de fer, les collines d’Ukraine jaillissent sous ses yeux, si près qu’il pourrait presque y voir la vie à l’intérieur des foyers. « On entend les sirènes d’alerte d’ici » évoque-t-il. Sauf qu’en contrebas, la rivière Tisza, qui prend sa source près de Rakhiv, forme une frontière naturelle et sépare les deux pays.

Lucian à son poste d’aiguillage. Photo : Marine Leduc.

Fier, le quinquagénaire montre le poste d’aiguillage au mécanicien ukrainien sorti du train. Il discute avec lui dans sa langue maternelle, l’ukrainien. Car si Valea Vişeului est localisé en Roumanie, la grande majorité de ses habitants sont issus de la minorité ukrainienne. Ce territoire à cheval sur la frontière est peuplé de Roumains, Ukrainiens, Roms, Juifs, Hongrois, et aussi de Ruthènes et Houtsoules, des montagnards ukrainiens, qui se côtoyaient sous l’Empire des Habsbourg.

Suite à la Première Guerre mondiale, la région est divisée entre la Tchécoslovaquie, la Pologne et la « Grande Roumanie ». Les frontières se renforce après 1945, lorsque la Transcarpatie est intégrée dans l’URSS. « Des familles entières ont été séparées, relate Vlad Nicolae, le chef de gare. Par exemple, les villages de Bocicoiu Mare et Bocicoiu Mic, de part et d’autre de la Tisza, ont été douloureusement affectés par cette division. » Ce n’est qu’après l’indépendance de l’Ukraine en 1991 que les frontières s’ouvrent et que le train de voyageurs est lancé. « Nous avions un passeport spécial pour les résidents transfrontaliers, qui nous permettait d’aller et venir entre les deux pays, mais cela s’est arrêté au milieu des années 2000 » regrette-t-il . Le train de voyageurs est aussi abandonné en 2006 : « Le train devenait de moins en moins fréquenté tandis que le pont à Sighetu Marmaţiei allait ouvrir début 2007. La voiture était considérée comme plus convenable. »

Vlad Nicolae, le chef de gare à Valea Vişeului. Photo : Marine Leduc.

Le renforcement des frontières reprend avec l’entrée de la Roumanie dans l’Union Européenne en 2007. Les Ukrainiens – à part ceux qui pouvaient prétendre à la citoyenneté roumaine – devaient obtenir un visa avant d’entrer en Roumanie jusqu’en 2014, année de la signature de l’accord d’association entre le pays et l’UE.

Valea Vişeului et Rakhiv, des nœuds ferroviaires

Qui a essayé de voyager entre la Roumanie et l’Ukraine avant la guerre sait combien le trajet était un véritable casse-tête, et le demeure. Alors que les deux pays partagent plus de 650 kilomètres de frontières, soit la plus grande entre l’Ukraine et l’UE, les points de passage restent rares. Avant le 24 février, aucun avion n’effectuait de trajet direct entre les deux pays, et seul un train hebdomadaire reliait Kyïv à Bucarest. Il fallait s’armer de patience et de ruse pour trouver un bus entre deux grandes villes. Heureusement qu’un an avant l’invasion, un bac danubien avait repris ses fonctions entre Orlivka en Ukraine et Isaccea en Roumanie. Il a permis aux réfugiés de la région d’Odessa ou de Mikolaïv de se rendre directement en Roumanie sans passer par la Moldavie.

Maintenant, l’afflux de réfugiés, le fermetures des lignes aériennes et le chamboulement des routes commerciales obligent les deux pays à coopérer. Plusieurs lignes à écartement larges sont rénovées, comme celle qui relie la Moldavie au port danubien de Galaţi, afin d’y transporter des céréales ukrainiennes. D’ailleurs, Valea Vişeului devrait bientôt accueillir des trains de marchandises. « Nous avons une voie avec le même écartement que le leur. De là, ils pourront décharger les céréales ou autres et les envoyer vers le port de Constanţa et d’autres destinations en Europe » explique Vlad Nicolae.

Le poste d’aiguillage à Valea Vişeului. Photo : Marine Leduc.

Par ailleurs, la ligne à écartement large continue jusqu’à Câmpulung la Tisa, après Sighetu Marmaţiei. Le point de passage frontalier avec la ville de Teresva en Ukraine est aussi en cours de réouverture. « Cette ligne était déjà utilisée sous l’URSS, seulement pour les marchandises, afin de contourner les Carpates et d’arriver plus rapidement dans les villes ukrainiennes à l’Ouest de la chaîne de montagnes. Sinon cela fait un détour de 400 à 800 kilomètres, précise le chef de gare, mais elle avait également fermé dans les années 2000 car les entreprises étaient plus petites et préféraient le transport par camions. » Il n’oublie pas d’ajouter que toutes les rénovations du côté roumain sont effectuées par la CFR, les Chemins de Fer Roumains, sur leurs fonds propres car « obtenir des financements européens prendraient beaucoup plus de temps. » Cependant, l’Ukraine doit payer une taxe pour l’utilisation des infrastructures roumaines.

Pour les voyageurs, la réouverture de cette ligne est avantageuse. Des correspondances directes sont assurées de Rakhiv vers Kyïv ou Lviv, et de Valea Vişeului vers Bucarest ou Cluj-Napoca. Selon Vlad Nicolae, « Les horaires du nouveau train sont adaptés en fonction des arrivées et départs des deux côtés de la frontière. Ainsi, une personne qui arrive de Bucarest en train de nuit le matin peut prendre le train de Kyïv l’après-midi et vice-versa. »

Dans le train direction Rakhiv

Il est 11h45. Le train démarre. À son bord, seuls quelques passagers, tous Ukrainiens: un couple de personnes âgées, et des femmes réfugiées, dont une accompagnée de deux enfants. Elle rejoint son mari, engagé dans l’armée, pendant une semaine. Il y a aussi Olena*, qui regarde la Tisza défiler. La femme de 34 ans, qui a trouvé refuge à Cluj-Napoca en Roumanie avec sa famille, retourne à Kherson en passant par Kyïv. Elle n’a pas revu sa ville natale depuis le début de l’invasion. Cette nuit-là, elle est partie avec sa mère, son fils de 7 ans et son mari, qui a pu passer avant l’instauration de la loi martiale. Pour Olena, « ce train est pratique, plus besoin de traverser la frontière à pied et de prendre un bus ensuite. C’était vraiment compliqué. » Elle montre sur son téléphone les photos des fenêtres de son appartement, explosées par les bombardements. « Des proches m’ont envoyé ces images. J’y retourne pour aller réparer mes fenêtres et récupérer des affaires. »

Intérieur du train. Photo : Marine Leduc.

Au bout d’un kilomètre, le train ralentit. Il passe la frontière, marquée par les couleurs du drapeau roumain puis ukrainien. Les rames serpentent entre les montagnes des Carpates, constellées de maisons aux cheminées fumantes et d’églises aux coupoles dorées. Du haut d’un pont qui traverse la rivière, on peut voir une stèle en pierre, plantée en 1887 par des scientifiques austro-hongrois. Il s’agirait du « centre géographique de l’Europe », idée reprise sous l’URSS, qui y a aussi apposé une grande flèche argentée. Mais la question demeure en perpétuel débat, d’autres experts affirmant qu’il s’agirait plutôt d’un marqueur du territoire de l’Empire austro-hongrois.

Une église orthodoxe vue depuis le train. Photo : Marine Leduc.
Rakhiv

À l’arrivée à Rakhiv, le contrôle de passeport s’effectue au sein de la gare. La ville semble paisible, traversée par la rivière Tisza en son centre, et des maisonnettes éparpillées sur les collines. Il manque les dizaines de touristes qui affluent chaque année pour profiter de l’air frais des montagnes et d’une station de ski à proximité. Bonnet vissé sur ses cheveux bruns, Olena se balade dans la rue principale puis prend un café à emporter. Elle appréhende de revoir Kherson, libérée depuis le 11 novembre : « Des bâtiments ont été détruits, tous mes amis sont partis en Europe de l’Ouest, Canada, États-Unis…Il ne reste que les personnes âgées. » Soudain, elle se fige. Une sirène d’alerte retentit. Même si la région est épargnée, la présence de la guerre imprègne les rues : forces armées qui circulent, générateurs installés à plein régime sur les trottoirs pour éviter les coupures d’électricité…D’autant plus que Rakhiv n’est pas loin d’une frontière, considérée comme une zone sensible.

La gare de Rakhiv vue du train. Photo : Marine Leduc.

À Kyïv, Olena va retrouver son jeune frère, qui n’a pas pu sortir du pays : « Il a eu 18 ans quelques jours avant l’invasion. Il les a fêtés chez nous à Kherson puis est retourné à Kyïv où il étudie. Il n’a pas pu nous rejoindre. » Avant de récupérer la correspondance pour la capitale, elle lance : « J’espère rester une semaine, pas plus. Après, je reprends le train pour retourner en Roumanie. » À 16h30, le sifflet retentit. Elle salue par la fenêtre, avant de disparaitre entre les montagnes. La nuit tombe sur Rakhiv. Seules les lumières de quelques magasins encore ouverts éclairent la ville. Tous les lampadaires sont éteints pour économiser l’électricité, plongeant la vallée dans une obscurité totale.

*Le nom a été changé pour préserver l’anonymat.

Article publié avec le soutien de Heinrich Böll Stiftung | Bureau Paris – France.

Marine Leduc

Journaliste indépendante, notamment en Roumanie et Moldavie. Elle publie dans La Croix, Le Soir, Télérama, Equal Times, entre autres.