Dans la nuit du 20 au 21 août 1968, les chars des armées du Pacte de Varsovie mettent violemment fin au rêve du « socialisme à visage humain » en Tchécoslovaquie. Les célébrations du 50e anniversaire de cet événement sont une occasion de revenir sur le « Printemps de Prague » et de s’interroger sur ce qu’il en reste encore aujourd’hui.
Une des vertus de la mémoire est de faire résonner le passé dans le présent et d’en éclairer, par réverbération, une facette. Dans ce sens, revenir sur 1968 pourrait être intéressant au moins pour deux raisons. D’abord, l’expérience tchécoslovaque des années 1960 permet de réfléchir sur les conditions du « progrès », le progrès étant entendu comme une amélioration constante de l’existant. Ensuite, elle renvoie à la construction du roman national tchèque et slovaque d’aujourd’hui.
La liberté et la vérité comme conditions du progrès social
On a l’habitude d’entendre que le communisme était la dernière grande idéologie fondée sur la foi dans le progrès et que la suppression du « Printemps de Prague » a délégitimé cette idéologie. En montrant l’incapacité des systèmes politiques qui s’en réclamaient de se réformer et donc de s’améliorer, elle a montré leur incapacité à réaliser le progrès social, soit la principale promesse du communisme.
C’est vrai. Mais on peut aussi formuler les choses différemment. On peut aussi dire que le « Printemps de Prague » et son écrasement représentent un moment de prise de conscience que l’amélioration du bien-être n’est possible qu’à condition de garantir la liberté d’expression. Car pour pouvoir améliorer les choses, il faut pouvoir dénoncer les dysfonctionnements existants. Et que pour cela, il faut pouvoir dire les choses comme elles sont.
On l’oublie parfois, mais le mouvement de libéralisation du « Printemps de Prague » a commencé au début des années 1960 par la prise de conscience par les dirigeants politiques de la nécessité de réformes. Le pays traverse alors une profonde crise économique. Après quelques tentatives avortées d’ajustement, ces derniers comprennent que pour sortir de l’impasse, il faut modifier en profondeur le système économique et que pour élaborer un programme de réformes, il faut d’abord autoriser la discussion sur ce qui ne fonctionne pas.
C’est grâce à ce relâchement de la censure que les économistes, autour d’Ota Šik, peuvent alors diffuser dans Pravda et dans d’autres médias de l’époque, des statistiques montrant l’état réel de l’économie nationale et publier des articles théoriques à travers lesquels ils confrontent leurs points de vue sur les réformes à adopter. C’est ce travail de discussion, largement partagé avec la société civile grâce aux médias, qui aboutit, à partir de 1961-1962, aux réformes qui marquent toute la décennie.
Ce rétablissement progressif de la liberté d’expression contribue également à la reconstitution de l’espace public comme théâtre de discussion sur les affaires d’intérêt général, soulignant la place centrale des médias dans ce processus. Ces derniers sont en effet une des principales plateformes de communication où peuvent se confronter les différentes opinions sur la direction que devrait prendre l’économie du pays. Mais ce n’est pas la seule : il en existe d’autres à l’époque : les Congrès du Parti communiste, notamment le douzième (1962) et treizième (1966), les institutions comme l’Institut national de statistiques ou l’Ecole supérieure de l’économie.
Cette liberté d’expression est un point essentiel, non seulement parce que c’est la condition de toute réforme – et donc de la possibilité d’améliorer les choses –, mais aussi parce qu’une des principales vertus de la liberté d’expression est qu’elle se répercute sur toute la société, un élargissement des libertés appelant toujours plus de liberté. Ce qui commence alors comme une discussion sur les réformes économiques produit ainsi un effet d’émulation sur toute la société, permettant de rouvrir la discussion sur toute une série de sujets tabous : la collaboration avec l’Allemagne nazie, la Shoah, la déportation de près de 3 millions d’Allemands à la sortie de la guerre, les procès politiques des années 1950, etc.
Cela libère aussi le génie artistique qui, pour s’épanouir, a justement besoin de liberté de penser. La « nouvelle vague » du cinéma tchécoslovaque et le spectaculaire foisonnement artistique des années 1960 puisent leurs racines dans ce processus. Tout cela conduit à ce « moment » qu’on désigne sous le terme de « Printemps de Prague » mais dont les origines remontent à bien avant janvier 1968.
C’est par ce message que le « Printemps de Prague » peut encore nous parler aujourd’hui. En nous rappelant que le « parler vrai », autrement dit la « vérité », est indispensable pour garder la promesse du progrès. Et que cela exige l’existence d’une liberté d’expression et d’un pluralisme politique, car c’est la meilleure façon de préserver la possibilité de discuter et de s’associer les uns aux autres pour réinventer nos façons de vivre.
C’est à cette conclusion qu’arrivent au début des années 1970 les intellectuels comme Adam Michnik, Václav Havel ou Leszek Kołakowski. Certes, le prix à payer pour le comprendre était l’invasion de la Tchécoslovaquie par les « pays frères » et il fallait quelques années pour encaisser le choc. Mais une fois ce travail fait, le résultat est spectaculaire. En 1977, les Hongrois János Kis et György Bence publient, en français, Le Marxisme face aux pays de l’Est, une analyse du système soviétique où ils se résignent à un constat implacable : « la libéralisation des sociétés de type soviétique est impossible ». L’année suivante, le Polonais Adam Michnik résume la situation dans Le Nouvel évolutionnisme : « Au lieu de suggérer au pouvoir comment s’améliorer, […] un nouveau programme […] doit indiquer à la société comment agir ». Au même moment, Václav Havel invite, dans Le Pouvoir des sans-pouvoir, à rompre avec le jeu de dupes où le régime fait semblant de respecter ses engagements et les populations font semblant d’y croire. A la place, il invite les citoyens à « vivre dans la vérité » ou, comme le formule un peu plus tôt Leszek Kołakowski, « dans la dignité ».
Toutefois, une chose différencie l’avant et l’après-1968. Si pour les réformateurs du socialisme des années 1960, le relâchement du contrôle devait servir à mieux consolider leur pouvoir et à améliorer le socialisme, pour les dissidents des années 1970, le retour à la vérité est une proposition de refonder la société selon un principe nouveau – la « vérité » (c’est la dimension politique de leur programme) – et une invitation à retrouver la dignité de l’individu en tant qu’être humain, en lui indiquant le chemin pour vivre en accord avec lui-même (c’est la dimension morale de leur proposition).
On ne peut pas comprendre le « Printemps de Prague » et ce qui s’en est suivi – car il faudrait ici associer l’avant et l’après 1968 – si on ne garde pas à l’esprit le lien qui lie l’amélioration du bien-être à la nécessité de défendre la vérité. C’est important de le rappeler, surtout aujourd’hui, alors que les pays d’Europe centrale et orientale, y compris la République tchèque et la Slovaquie, s’éloignent de l’attachement à la vérité comme valeur constitutive de leurs sociétés.
La place de 1968 dans le roman national
Cela renvoie au second point par lequel le « Printemps de Prague » pourrait être aujourd’hui d’actualité. Car il pourrait y avoir un risque que cet épisode du passé tchécoslovaque soit interprété en République tchèque et en Slovaquie de sorte à consolider le « roman national ». D’abord, le violent coup d’arrêt du « socialisme à visage humain » pourrait rétrospectivement inciter à idéaliser les années 1960 qui l’ont précédées et qu’on désigne parfois sous le terme « zlatá šedesátá » (« les années 1960 dorées »), oubliant le caractère répressif du régime, les pénuries et les compromis qui continuaient à dominer le quotidien malgré une certaine libéralisation. Ensuite, l’absence de réaction de la part des puissances occidentales face à l’invasion de la Tchécoslovaquie pourrait encourager une vision du pays trahi et abandonné par l’Occident et alimenter un rapport victimaire au monde, faisant impasse sur les contraintes de la guerre froide.
Cette façon d’interpréter la répression du « Printemps de Prague » pourrait s’inscrire dans un mouvement plus large de relecture du passé qui se déroule actuellement en Europe centrale. D’un côté, on prône le retour vers un « âge d’or », qu’il s’agisse de la période d’avant le traité de Trianon (1920) pour la Hongrie de Viktor Orbán ou de l’époque avant les « 123 ans de servitude » pour la Pologne de Jarosław Kaczyński. De l’autre, on cultive un rapport victimaire ou héroïque au monde, glorifiant la résistance polonaise contre le nazisme et célébrant le martyre des populations polonaises pendant la guerre, dont le statut exceptionnel ne serait pas suffisamment mis en valeur dans les structures mémorielles comme le Musée de la Seconde Guerre mondiale à Gdańsk. En février 2018, le vice-ministre polonais de la Culture Jaroslaw Sellin va jusqu’à réclamer la construction d’un musée du « Polocauste ». Enfin, dans ce récit, la nation serait victime des « trahisons » et de l’abandon de la part de ses alliés occidentaux, qu’il s’agisse, pour la Pologne, des partages du pays au XVIIIe et XIXe siècles ou de son invasion en 1939, ou, pour la Hongrie, de l’échec de la révolution de 1848 menant à la perte de l’indépendance du royaume en 1867 ou de son démantèlement en 1920.
« Rester fixé sur les injustices passées empêcherait de désamorcer la douleur causée par le souvenir de l’invasion et de s’apprivoiser cet événement. »
La République tchèque et la Slovaquie vont-elles s’engager sur le même chemin que la Hongrie ou la Pologne ? Pour y répondre, il faudra observer attentivement les discours officiels qui seront prononcés à l’occasion des célébrations du 50e anniversaire de la répression du « Printemps de Prague ».
Le premier point à surveiller est le caractère qui sera donné à cet événement. Car le « Printemps de Prague » et sa répression pourrait être présentés comme une expérience unique, exceptionnelle et donc incomparable avec d’autres, figeant la pensée et les affects sur ce qui pourrait être perçu comme une « catastrophe » nationale. Rester fixé sur les injustices passées empêcherait de désamorcer la douleur causée par le souvenir de l’invasion et de s’apprivoiser cet événement. Mais ce même épisode pourrait être vu également comme un cas certes unique mais comparable à d’autres, permettant de dépasser le sentiment d’exceptionnalité et ouvrant à l’analogie et à la généralisation. Ainsi, cette expérience passée pourrait devenir un principe pour agir dans le présent et rester vigilant face aux situations nouvelles mais similaires comme l’occupation du Tibet par la Chine ou l’annexion de la Crimée par la Russie.
Il sera également intéressant d’observer de quelle manière le « Printemps de Prague » et la « normalisation » seront articulés avec le roman national tchèque et slovaque. L’idée que la « normalisation » était en fait un phénomène extérieur, imposé par Moscou et maintenu de manière artificielle par le régime communiste, « étranger à la nation », est aujourd’hui très présente dans l’opinion publique tchèque et slovaque. Il permet de se déresponsabiliser des compromis voire des compromissions avec le régime de la « normalisation » des années 1970 et 1980 qui l’ont pourtant rendu possible. Un peu comme le pogrom de Kielce de 1946 ou la campagne antisémite polonaise de 1967-1968 qui seraient en fait l’œuvre des communistes et non pas des Polonais, puisque « l’État communiste était imposé de l’extérieur ».
Cela renvoie au troisième point à suivre attentivement dans les discours officiels contemporains : l’enseignement qui sera tiré de l’expérience du communisme. Dans les années 1970-1980, nos parents et nos grands-parents ont appris dans la douleur que la seule voie pour sortir de l’arriération dans lequel le communisme a enfermé cette région était de rétablir les faits, de parler des dysfonctionnements et d’en dénoncer les responsables. C’est cela que demande Solidarność en 1980. Est-ce que les leaders politiques tchèques et slovaques rappelleront ce cordon ombilical qui relie la démocratie, le libéralisme et l’amélioration du bien-être, alors que leurs voisins polonais et hongrois prônent aujourd’hui l’ère de la « démocratie illibérale » ?
« En choisissant la vie dans le mensonge, chaque individu contribue à sa manière à la consolidation du régime d’oppression et à son propre asservissement. »
C’est là que se trouve le principal intérêt de revenir aujourd’hui sur le « Printemps de Prague » et sa répression. D’abord, cela rappelle qu’en choisissant la vie dans le mensonge, chaque individu contribue à sa manière à la consolidation du régime d’oppression et à son propre asservissement. Autrement dit, que l' »individu devient le système », pour reprendre les termes de Václav Havel dans Le Pouvoir des sans-pouvoirs (1978), et cela vaut pour le système communiste hier comme pour les « démocraties illibérales » d’aujourd’hui.
Ensuite, cela souligne que si le choix personnel de « vivre dans le mensonge » fait partie du système, la seule manière de provoquer un conflit avec le système est de rompre avec cette orientation sur le plan individuel. Car « en chacun de nous, il y a une aspiration à réaliser ce qu’il y a de meilleur en nous, et une tendance à la résignation et à la docilité d’une vie dans le mensonge », souligne encore Václav Havel. Cette invitation à « vivre dans la vérité » place chaque individu face à lui-même, en lui demandant de construire un rapport à soi ancré dans la réalité à la place des faux-semblants demandées par le régime. Refuser de « jouer le jeu » du régime et de décider de « vivre dans la vérité », autrement dit d’agir en accord avec soi-même, permet enfin à l’individu de redevenir responsable de soi-même mais aussi des autres et de restaurer, à son niveau personnel, la « vie dans la dignité ».
Adam Michnik : « Sur le long terme, les Hongrois et les Polonais défendront leur démocratie »
Enfin, cela permet de se souvenir que « vivre dans la vérité » ramène la politique sur le seul terrain dont elle devrait être issue – le terrain de l’individu concret – et que c’est la meilleure façon d’assurer une dynamique sociale. C’est cette « révolution existentielle » qu’encouragent les dissidents comme Adam Michnik, Václav Havel ou Milan Šimečka dans les années 1970-1980. Une des conséquences politiques de cet acte serait, selon Václav Havel, le remplacement des partis politiques traditionnels par des structures créées ad hoc pour un objectif précis qui s’auto-dissoudraient avec la réalisation de cet objectif : « Ce n’est que par ce biais, dans la responsabilité existentielle totale de chaque membre de la communauté, que l’on peut dresser un barrage durable contre la totalitarisation rampante », affirme-t-il encore dans Le Pouvoir des sans-pouvoir.
Le réveil de la société civile face à la corruption en Roumanie, les manifestations pour la liberté de la presse en Tchéquie et en Slovaquie après l’assassinat du journaliste Ján Kuciak et de sa fiancée ou les démonstrations conte la loi anti-avortement et pour la défense de la Constitution en Pologne seraient-ils les signaux allant dans ce sens ?