« W Ukrainie » ou « Na Ukrainie » ? La photographe ukrainienne Yulia Krivich tente d’interpeler les Polonais sur leur façon de parler de l’Ukraine et les incite à oublier le « na » devant le mot Ukraine au profit du « w » réservé aux vrais pays. Un débat linguistique à la portée politique et qui pose la question de la place des Ukrainiens dans la société polonaise.
Article de Juliette Bretan publié le 18 janvier 2020 dans Hromadske International sous le titre The Ukrainians In Poland Arguing That The Way Poles Refer To Ukraine Needs To Change. Traduit par Gwendal Piégais.
« Pour moi, l’idée c’était surtout de faire une performance – de dire : ‘Eh, nous sommes ici!’ », sourit Yulia Krivich, une photographe ukrainienne vivant en Pologne, qui a récemment protesté pour demander des changements dans la langue polonaise.
Prise en photo au début du mois décembre de 2019, se tenant debout dans l’une des fontaines du centre-ville de Varsovie, elle agite avec vivacité une grande banderole arborant les mots « W UKRAINIE ». Cette protestation de Krivich contre la façon dont les Polonais utilisent l’expression « en Ukraine » est rapidement devenue virale. Elle fait valoir que la préposition elle-même qui devrait être modifiée ; l’actuel « na Ukrainie » devrait être remplacé par « w Ukrainie ». En effet, historiquement, l’utilisation de la préposition « na » fait référence à une province ou une île, plutôt qu’à un État indépendant. Le terme « w », en revanche, est utilisé pour désigner d’autres pays, comme la France. Cette préposition « na » est encore utilisée en polonais pour évoquer l’Ukraine, la Lituanie et la Biélorussie.
Plus qu’une simple préposition
Krivich, qui vit en Pologne depuis neuf ans, déclare avoir pris conscience de cet écart linguistique dès qu’elle a commencé à apprendre la langue : « Je m’en suis rendu compte dès le début, mais j’apprenais la langue, je n’ai pas trouvé le courage de le dire », explique-t-elle. Quand elle a commencé à parler avec plus d’aisance, Krivich a réalisé que le changement dans la langue, dans la manière de parler, pourrait faire office de tremplin pour un plus large débat sur la géopolitique et les relations polono-ukrainiennes contemporaines.
Historiquement, l’utilisation de la préposition « na » fait référence à une province ou une île, plutôt qu’à un État indépendant. Le terme « w », en revanche, est utilisé pour désigner d’autres pays, comme la France.
« Mon action n’était pas dirigée contre le peuple polonais, ni contre la langue polonaise », souligne-t-elle. « Il ne s’agissait pas seulement de langue, mais de la minorité ukrainienne en Pologne. »
Ces dernières années, la Pologne a connu une forte augmentation du nombre d’Ukrainiens immigrant dans le pays à la recherche de meilleures opportunités dans le domaine de l’emploi ainsi que de conditions de vie plus stables. Les tensions avec les voisins occidentaux de la Pologne, cependant, ont été parfois vives – en raison de cas récents de comportement abusifs et de négligences envers les travailleurs immigrés ukrainiens. Bien que les opinions soient partagées sur la question de savoir si ces immigrants ukrainiens ont été pleinement acceptés en Pologne, Krivich estime que les deux gouvernements, polonais et ukrainien, n’en font pas assez pour renforcer les liens entre les pays voisins.
« La relation entre la Pologne et l’Ukraine est actuellement très compliquée. Et j’étais d’ailleurs très inquiète – et je le suis toujours – que ma campagne puisse avoir un impact négatif sur cette relation », déclare Krivich.
Une évolution déjà à l’œuvre
Elle n’est pas la première à suggérer que la langue devrait évoluer : sur le site internet du Dictionnaire Polonais, Mirosław Bańko note que l’utilisation de « w Ukrainie » a augmenté depuis 1991, mais que ce changement ne s’est pas encore généralisé. Alors que des Ukrainiens comme Krivich insistent sur le fait que l’utilisation de « na » sous-entend que l’Ukraine est une province, une propriété, ou une subordonnée – de nombreux Polonais affirment que c’est juste une manière traditionnelle d’en parler, sans plus. Par ailleurs, d’autres Polonais comme le professeur de langues Jan Miodek dans Gazeta Lubuska, vont jusqu’à dire que « na » indique plutôt de la « familiarité et de la proximité ».
« Ce qui est intéressant, observe Edyta Nowosielska, professeur de polonais, c’est que [la vision polonaise] est vécue comme conflictuelle, du point de vue ukrainien. Cela révèle clairement un manque de communication entre nos deux nations – sinon comment cela aurait-il pu durer si longtemps ? », ajoute-t-elle.
« Je ne m’étais jamais rendue compte que cela pouvait poser problème à nos voisins et je suis très heureuse de changer mes prépositions ! »
Le professeur Nowosielska, qui enseigne le polonais à l’Université de Cambridge et à la Polword Polish Language School, estime que la protestation de Yulia Krivich marque le début d’un débat constructif sur cette expression en Pologne. « Je ne m’étais jamais rendue compte que cela pouvait poser problème à nos voisins et je suis très heureuse de changer mes prépositions ! » déclare-t-elle. « Je n’avais jamais ressenti un sentiment de supériorité dans l’utilisation du ‘na’ car l’idée de l’Ukraine en tant que région plutôt que pays a disparu depuis longtemps. »
Une de ses étudiantes, Anya Yablonska qui est ukraino-canadienne, soutient également le travail de Krivich. « Les langues ukrainienne et polonaise sont très similaires, explique Anya, c’est donc perceptible pour les Ukrainiens. Les Polonais ont globalement été des amis de l’Ukraine et donc c’est troublant d’entendre un ami vous dire quelque chose que vous percevez comme offensant. »
Mais Anya Yablonska précise également que l’adoption d’une préposition différente est un processus lent. « Je comprends tout à fait que la langue polonaise, contrairement à l’anglais, n’accepte pas aussi aisément l’évolution, d’où le mouvement de recul que suscite l’initiative en Pologne. »
Tradition versus évolution
Le débat s’est également poursuivi en ligne ces dernières semaines : le 4 janvier, le magazine féminin Wysokie Obcasy, supplément du quotidien libéral polonais Gazeta Wyborcza, a publié, en première page, un article consacré à Justyna Mielnikiewicz et à son exposition photographique « W Ukrainie », qui documente les changements vécus dans la vie quotidienne des populations de l’Ukraine contemporaine. L’hostilité à l’égard de l’expression « w Ukrainie» est apparue clairement lorsqu’à la suite de la décision du magazine de présenter le titre de l’exposition en une, les critiques ont fait rage sur les réseaux sociaux à propos de ce qui était considéré comme une tentative de réformer de la langue polonaise.
« Il y a des choses plus importantes à traiter en ce moment en Pologne – il ne s’agit pas de discrimination contre les Ukrainiens, c’est traditionnel », explique Krivich. « Mais qu’est-ce qui est traditionnel ? Le langage est comme un organisme, il est vivant. »
Igor Isajew, un journaliste ukrainien travaillant en Pologne, convient que le différend n’est pas simplement une question de langue, mais plutôt de stéréotypes des Polonais sur les Ukrainiens. « Nous ne devons pas parler de la réaction [polonaise] mais du fait qu’à plusieurs niveaux de la société polonaise on a une image négative de l’immigrant ukrainien. »
Polonophone depuis une douzaine d’années, il se souvient encore de ses professeurs de l’Université de Varsovie qui, dans les années 2000 utilisaient le « w Ukrainie » plutôt que le « na » pour des raisons politiques. Même à l’époque, se souvient-il, l’utilisation du terme a rencontré de nombreuses critiques de la part de certains Polonais. Cependant, il note que le terme est maintenant adopté plus aisément.
« Nous ne devons pas parler de la réaction polonaise mais du fait qu’à plusieurs niveaux de la société polonaise on a une image négative de l’immigrant ukrainien. »
Yulia Krivich estime que ce débat est à replacer dans le contexte d’un effort accru, de la part des Ukrainiens, pour construire leur identité nationale. Les incitations à utiliser « W Ukrainie » plutôt que « Na Ukrainie » a, d’après elle, beaucoup de point commun avec la campagne #KyivnotKiev, qui invitait les rédactions de médias tout autant que les citoyens à utiliser le nom ukrainien « Kyiv » plutôt que le « Kiev » russe.
« Depuis que l’Ukraine est en guerre contre la Russie, les Ukrainiens ont commencé à se battre pour leurs droits – non seulement avec la Russie, mais aussi à l’étranger », explique-t-elle. « Pour moi, non seulement la langue est importante – mais à travers la langue, ce qui compte c’est de commencer à débattre. »
Juliette Bretan