« Pour le public occidental, il faut déjà porter les horreurs de Babi Yar à sa connaissance, car cet épisode n’est pas ancré dans la mémoire de tous », nous dit dans cet entretien le cinéaste ukrainien Sergei Loznitsa, dont le film « Babi Yar. Contexte », un documentaire sur le massacre de la population juive de Kiev durant la Seconde Guerre mondiale, est en ce moment au cinéma
Entretien avec Sergei Loznitsa. Propos recueillis par Paul Dza et Flora Cavero-Palacio, traduction de Joël Chapron. Photo : Sergei Loznitsa à Paris, septembre 2022. © Paul Dza / Sipa Press
Le Courrier d’Europe centrale : Par votre œuvre cinématographique présentée partout dans le monde, vous êtes l’un des plus grands ambassadeurs de l’Ukraine auprès du grand public. Vous avez cependant été exclu il y a quelques mois de l’Académie cinématographique ukrainienne, comment expliquez-vous l’opposition et la défiance auxquelles vous avez pu faire face venant de vos compatriotes ?
Sergei Loznitsa : L’Académie cinématographique ukrainienne et l’Ukraine ne sont pas comparables. En effet, la vision de l’Académie est quelque peu limitée : j’y suis entré sur leur invitation dès la création en 2017 car je comptais les soutenir, et que mon nom pouvait évidemment les aider. Cela a été une grande erreur de ma part, n’ayant à l’époque pas compris quel type de personnes dirigeait cette Académie. La seconde erreur, c’est eux qui l’ont commise lorsqu’ils ont écrit un message complètement idiot dans lequel j’étais qualifié de “cosmopolite”. Je suppose que c’est venu d’une envie de se détacher de moi car, dès le début, j’ai pris la défense de la culture, à savoir celle des metteurs en scène russes qui s’opposaient au pouvoir en place à Moscou, et donc à cette guerre.
Je ne souhaite pas qu’un tapis de bombes se déverse sur la culture alors qu’elle n’a rien à voir avec le pouvoir agressif qui est en place en Russie. Je suis contre la barbarie et si je devais trouver une analogie pour le public, c’est comme si, au moment des évènements en Algérie, il avait fallu bannir absolument toute la culture française (ndlr: de façon générale, pas seulement en Algérie) sous prétexte que la France avait perpétré des exactions. La culture d’un pays n’est aucunement liée à la politique et peut-on véritablement estimer que la culture est responsable des crimes commis ? La réponse est non.
Vous avez fait le choix d’une grande sobriété dans le montage du film, en n’incluant ni voix off ni explications par-dessus les images d’archives que vous présentez. Qu’est-ce qui a motivé ce choix ?
L’absence de voix off était selon moi la manière de proposer au spectateur de s’immerger par l’image et le son dans les évènements qui se déroulent sous ses yeux. Je voulais que le spectateur se commente à lui-même les images qu’il a devant lui. Si on avait voulu expliquer tout le contexte historique des Juifs de l’Est de l’Europe, il aurait fallu remonter au XVe siècle, développer les rapports qu’entretenaient les populations locales avec les juifs, le contexte des pogroms puis des conflits, la présence de l’antisémitisme qui a perduré jusqu’à la Seconde Guerre Mondiale… Tout ceci serait compliqué à relater, de même que l’Histoire de l’Ukraine, qui est déjà une histoire complexe. Si on prend l’exemple de la Galicie (ouest de l’Ukraine), il faudrait remonter le cours du temps, montrer que cela a été successivement une terre polonaise puis a fait partie intégrante de l’Empire austro-hongrois, etc.
« Je suis allé chercher aux Bundesarchiv, aux archives photo-cinématographiques de Krasnogorsk en Russie, aux archives d’État ukrainiennes, dans des archives privées ainsi qu’aux archives régionales allemandes… »
Moi ce qui m’intéresse, c’est la situation au moment précis de l’Holocauste : le film commence en 1941 et se termine en 1946. J’ai travaillé avec des images provenant exclusivement de cette période, que je suis allé chercher aux Bundesarchiv, aux archives photo-cinématographiques de Krasnogorsk, aux archives d’État ukrainiennes, dans des archives privées ainsi qu’aux archives régionales allemandes.
Dans Nuit et Brouillard (1955), Alain Resnais confronte les archives des camps aux images tournées avec son équipe, faisant ainsi dialoguer remémoration du passé et approche critique ancrée dans le présent. Pourquoi ne pas avoir fait le choix d’un montage discursif comme celui-ci ?
Je voulais montrer les événements historiques en me limitant uniquement aux archives, aux images de l’époque. Si j’étais allé tourner mes propres images, j’aurais à ce moment-là élargi l’espace visuel d’avant à l’espace visuel d’aujourd’hui, qui sont complètement différents ; cela aurait été un tout autre film.
Je ne voulais surtout pas comparer les lieux à ce qu’ils étaient auparavant, en tout cas pas pour ce film-là. Je ne suis pas le premier à traiter de ce sujet dans mon pays : en 1988, un cinéaste ukrainien a tourné un film sur Babi Yar, qu’il a eu une grande difficulté à réaliser. Il l’avait tourné au Studio des actualités documentaires de Kyiv (ndlr: Kyivnaukfilm). Le film de Serhiy Boukovsky (ndlr : Épelle ton nom, 2006) revient également sur le sujet avec des témoins qui relatent ce qu’il s’est passé. J’ai de mon côté choisi une autre voie.
Les publics français et ukrainien n’ont pas la même connaissance des horreurs de Babi Yar, ni la même histoire nationale de la Shoah. Au-delà du devoir de mémoire, quel est l’impact espéré d’une part sur le public français, d’autre part sur le public ukrainien ?
Pour le public occidental, il faut déjà porter les horreurs de Babi Yar à sa connaissance, car cet épisode n’est pas ancré dans la mémoire de tous. Du côté ukrainien, le public a une connaissance globale de ce qu’il s’est passé – sauf pour le procès de Kyiv en 1946, dont – je pense – personne ne se souvient. Ce que je souhaite, dans un cas comme dans l’autre, c’est laisser une forte impression. Je veux que les gens continuent à se rappeler de ce film pendant longtemps, qu’ils continuent à vivre avec l’état dans lequel ils se sont trouvés devant ce film, ce qui les conduira ensuite à établir une réflexion sur cette histoire.
J’ai déjà un aperçu de l’impact de l’œuvre en ce qui concerne le public ukrainien, mon film étant déjà passé à deux reprises à la télévision en octobre 2021 à l’occasion du 80ème anniversaire de Babi Yar : une fois à 22h avec 2 millions de spectateurs et une fois à minuit avec 3 millions de spectateurs, ce qui est énorme car cela représente 15% de la population. J’ai eu de nombreux retours, beaucoup étant des remerciements.
Lors de l’avant-première de votre film, vous avez évoqué le tournage en cours d’une fiction sur la thématique de Babi Yar. Selon vous, quelle plus-value narrative et informative aurait-elle par rapport à un documentaire déjà fort de la puissance évocatrice des “images-preuves” ?
J’ai écrit le scénario de ce film de fiction il y a dix ans de cela. Il avait pour base des souvenirs, des mémoires des officiers allemands mais également des témoignages. Dans le scénario, j’expliquais les raisons, les motifs qui avaient rendu possible ce massacre et comment un certain nombre de groupes, y compris des Ukrainiens, s’étaient comportés face à ces crimes. Ce qui m’intéresse, et que vous ne voyez pas dans le film documentaire, c’est justement l’étude des mécanismes qui ont conduit à ce massacre. Vous voyez des images qui ont été tournées comme telles, vous plongeant dans une atmosphère sans vous faire revenir sur ses mécanismes. Ils sont cependant extrêmement importants car ils montrent les conditions qui amènent inéluctablement à la tragédie à laquelle on se réfère, car ces conditions sont soumises à des lois, qui sont toujours les mêmes. Il est absolument nécessaire de saisir ces lois-là pour comprendre la situation d’horreur dans laquelle on se trouve, de manière à pouvoir s’y opposer. Il est primordial de savoir pourquoi et comment une grande quantité d’individus peut participer à ce genre de crimes en ne saisissant justement pas ce qui les attend, parce que les circonstances historiques sont incomprises et qu’on avance aveuglément dans le flot de l’Histoire.
Depuis le début du conflit, les images de guerre affluent sur les réseaux sociaux; abondantes du côté ukrainien, bien plus rares du côté russe. Que pensez-vous de ce changement de paradigme caractérisé par une accumulation d’images et une grande monstration de la violence ? Cela vous fait-il songer à une production basée sur ce qui deviendra à l’avenir le conflit d’hier ?
Nous vivons une période de grande expérience. Nous sommes tous des espèces de souris de laboratoire puisque ces expériences nous les subissons tous : beaucoup de gens observent ce qui est en train de se passer en Ukraine, bien loin de la Seconde Guerre Mondiale où il n’y avait pas d’images en ligne. L’immédiateté des images sur nos ordinateurs nous donne l’impression d’être plus ou moins impliqués dans cette guerre. Si l’on compare avec ce qu’il s’est passé à Babi Yar, le massacre s’est produit à la fin du mois de septembre 1941 et les premières informations sont parues dans un journal en novembre, c’est-à-dire deux mois plus tard, avec une quasi-absence de réactions.
De toute façon, nous restons impuissants face à la technologie, qui vit sa vie sans que nous puissions nous y opposer. En revanche, il faut plutôt s’interroger sur l’impact psychique que vont avoir ces images sur les personnes qui passent leur temps à les regarder en continu. Il est presque inévitable que ces visions d’horreur et de destruction leur assèneront un coup sérieux à la longue. Je ne suis pas sûr qu’un recul sera pris sur la société à ce sujet et je suis persuadé que ces images n’apporteront rien de constructif : au contraire, ce seront des choses qui resteront dans la psyché des gens et les détruiront. Il va falloir s’occuper de notre santé mentale, car cela influence la façon dont nous percevons les événements et il faut bien comprendre que l’envie de l’agresseur est de diffuser au maximum les conséquences de ces agressions sur la population. D’ici là, on ne peut rien faire, hormis espérer mettre un terme à cette guerre le plus rapidement possible. Par ces images omniprésente, la guerre nous rattrape tous, et son impact négatif ne fait que renforcer la haine et l’agressivité.