Dans un entretien avec Le Courrier d’Europe centrale, l’écrivain bélarusse Sacha Filipenko revient sur le mouvement de protestation contre Loukachenko au Bélarus, dans le contexte de la guerre entre la Russie et l’Ukraine.
« C’est une ville tout à fait vilaine mais néanmoins intéressante, mélange de Vilnius, de vieille Europe et de Moscou soviétique. Je n’ai pas d’argument rationnel pour soutenir que c’est le meilleur endroit sur Terre. Y faire du vélo la nuit, ivre, en écoutant de la musique provoque une sensation que je n’ai jamais ressentie nulle part ». S’il en avait la possibilité, Sacha Filipenko rentrerait dès aujourd’hui à Minsk, ville où il est né au début de la perestroïka.
À Paris, l’écrivain bélarusse est venu présenter Un fils perdu, roman dont la traduction en français, réalisée par Philie Arnoux et Paul Lequesne, est parue le mois dernier aux éditions Noir sur Blanc. Sacha Filipenko a déjà écrit plusieurs livres, certains connus du public francophone (La Traque, Croix rouges). Celui-ci est en réalité son tout premier, publié initialement en 2014 en Russie où il a reçu le prix Rousskaïa Premiya. Inspiré du mouvement de protestation de 2010 ayant suivi la réélection frauduleuse d’Alexandre Loukachenko, Un fils perdu raconte l’histoire de Francysk, jeune musicien retrouvant son pays inchangé après dix ans de coma.
Le Courrier d’Europe centrale : Le titre original signifie « un ex-fils », expression qui désigne le personnage principal en rupture avec son propre pays. Combien y a-t-il « d’ex-fils » du Bélarus aujourd’hui ?
Sacha Filipenko : Je tenais à cette formulation car elle révèle le caractère contre-nature de cette réalité : on peut être un ex-mari, mais pas un ex-fils. Ce livre est une tentative de comprendre comment nous sommes devenus les fils perdus de notre pays. Après le mouvement de protestation de l’année 2020, 400.000 personnes ont quitté le pays. Je me suis rendu aux manifestations en compagnie de sept amis. Nous avions créé un groupe de discussion sur une messagerie afin de pouvoir nous retrouver et de communiquer si jamais l’un d’entre nous était arrêté par la police. De cette bande, un seul est resté à Minsk. Les autres sont partis dans d’autres pays d’Europe – au Portugal, en Pologne, en Lituanie. Parmi eux, il y a un champion de karting, un scénariste, un dentiste, un fleuriste… Tous sont d’ex-fils de leur pays. Je ne suis pas retourné au Bélarus depuis – je serais arrêté dès la frontière franchie. Les Russes, eux, ont commencé à extrader les ressortissants bélarusses, raison pour laquelle j’ai quitté la Russie.
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Une décennie s’est écoulée entre le mouvement de protestation de 2010 ayant motivé l’écriture du livre et celui, brutalement réprimé, de l’année 2020. Quels changements avez-vous observé dans la société ?
Les deux mouvements sont radicalement différents. En 2010, j’étais descendu dans la rue sans avoir la conviction que cela pouvait changer les choses. Je suis sorti pour ne pas devenir fou et résister à la propagande. Il était important de se manifester. En 2020, c’est le pays tout entier qui s’est mobilisé. Entre temps, l’annexion de la Crimée par la Russie a entrainé une discrète libéralisation du pays : Loukachenko a pris peur, craignant une réplique dans le pays, et s’est alors empressé de raconter aux Bélarusses qu’ils étaient Bélarusses. La manœuvre était insistante et grossière : nous avons vu apparaître des panneaux publicitaires en langue bélarusse, mais aussi des programmes télévisés ; notre ministre des Affaires étrangères, Vladimir Makeï, a commencé à arborer la vychyvanka (chemise brodée traditionnelle).
« Ce livre est une tentative de comprendre comment nous sommes devenus les fils perdus de notre pays. Après le mouvement de protestation de l’année 2020, 400.000 personnes ont quitté le pays. »
Jusqu’alors, l’électorat de Loukachenko s’identifiait à la fois comme bélarusse et russe, appartenant à une nouvelle Union soviétique. Loukachenko a scié la branche sur laquelle il était assis car cette tendance à la libéralisation a sans doute influencé la société. Par ailleurs, la crise sanitaire a joué un rôle tout à fait important car le Bélarus est probablement le seul pays qui se moquait éperdument du covid. Loukachenko le niait alors que les gens mouraient. Le peuple a constaté que le pouvoir ne se souciait absolument pas de lui. Pendant que le monde luttait contre l’épidémie, nous, nous jouions au football.
Peut-on considérer ce mouvement civique de 2020 comme un Maïdan inachevé ?
Ce parallèle ne me semble pas pertinent. L’Ukraine n’a jamais été monolithique comme le Bélarus. Il y a toujours eu des clivages en Ukraine. Certains oligarques soutenaient le pouvoir, d’autres s’opposaient à lui. Il a été plus simple de manifester à Kiev car il y a toujours eu en Ukraine des forces appelant à manifester, notamment des médias. Il n’y a rien de cela au Bélarus qui est une authentique dictature. La population était coupée de l’information. Il était difficile d’imaginer que le mouvement déboucherait sur quelque chose : nous avons vécu trente ans de dictature que nous espérions démonter en deux mois.
À l’occasion de cette élection, une nouvelle génération est apparue, celle-ci votait pour la première fois. Ces jeunes gens de 18-20 ans n’ont connu que la dictature, mais une dictature d’une autre nature, dans laquelle il est possible de choisir entre Coca et Pepsi, Adidas et Reebok, McDonalds ou KFC. À la différence de celle qui l’a précédée, cette génération sait faire des choix. Elle a porté le sien sur une autre candidate mais on lui a soutenu qu’elle avait plébiscité Loukachenko. Ces jeunes gens savent parfaitement qu’ils ont été trompés car les moyens de communication ont radicalement changé. Ils ne regardent pas la télévision, s’informent sur YouTube et sur les réseaux sociaux. Ils ont pu suivre les résultats en temps réel grâce à la messagerie Telegram.
De la rue à l’exil : un an de contestation bélarusse en images
En réalité, Loukachenko et Poutine luttent d’abord contre le temps : alors que l’on développe des technologies pour rendre l’accès à Internet toujours plus rapide, Loukachenko et Poutine, eux, font au contraire pour le ralentir. Ils veulent retourner dans le passé, renouer avec les anciens paradigmes. Loukachenko n’est pas en phase avec son époque, il a vieilli. Les Bélarusses sont descendus dans la rue pour exprimer leur envie de changement et protester contre la pauvreté.
Il apparaît dans ce livre que les Bélarusses n’ont pas conscience d’eux-mêmes : parlent et pensent en russe, se positionnent en fonction de la Russie. S’identifient-ils comme Bélarusses aujourd’hui ?
J’ai pu remarquer qu’en Russie, les phrases commencent bien souvent par na samom dele – « en fait », alors qu’au Bélarus, les gens vont privilégier veroyatno – « il est possible que ». Cette différence est signifiante. La culture du doute n’existe pas en Russie, et cela explique en partie ce qui se produit aujourd’hui en Ukraine et le discours qui l’accompagne. « Nous sommes allés combattre les nazis » : pourquoi douter quand on peut ne pas douter ? Depuis son arrivée au Kremlin, Poutine n’a jamais participé à aucun débat. Les seules questions auxquelles il répond sont celles posées lors de conférences de presse serviles.
Dans le contexte post-électoral, la situation intérieure en Russie et désormais la guerre, les Bélarusses comprennent désormais qu’ils veulent être eux-mêmes. Ils ne veulent ni être agresseurs, ni être agressés et ne souhaitent nullement être partie prenante de quel conflit que ce soit. Pendant longtemps, les Bélarusses ont été occupés à survivre, soucieux de trouver l’argent nécessaire pour terminer le mois. La liberté était secondaire. La génération qui est apparue est sans doute la première à vivre véritablement.
Tandis qu’Alexandre Loukachenko flattait le sentiment national bélarusse, Moscou forçait la main de son voisin en vantant les bénéfices d’une « intégration » politique renforcée. Face à la contestation intérieure, Loukachenko s’est retrouvé au pied du mur, contraint d’accepter le plan russe. Depuis, le Bélarus a accepté le déploiement de forces russes sur son territoire, devenant partie prenante de la guerre menée par Moscou en Ukraine. Cette « intégration » n’est-elle pas une réalité de facto ?
Il s’agit d’une occupation de facto. Une intégration est un processus auquel participe la société. Loukachenko ne fait que renvoyer l’ascenseur à Poutine qui lui a sauvé la mise après l’élection de 2020. Il a une dette envers lui et est désormais son obligé. Permettre aux soldats russes de pénétrer dans le pays lui permettait de rester au pouvoir – dans le cas où il aurait refusé, Poutine l’aurait remplacé dans la journée. Il n’a pas d’autre protecteur. Dans cette hypothèse, la population ne se serait pas mobilisée pour lui, et l’armée bélarusse ne serait pas allée se battre contre les Russes. Les soldats de ces deux pays sont trop liés, appartiennent à un même monde.
Un fils perdu n’a pas été édité au Bélarus. A-t-il néanmoins été lu ?
Comme aucune maison d’édition n’a voulu du livre, je n’ai pas eu d’autre choix que de le publier en Russie. Même s’il n’a pas été formellement interdit au Bélarus, il était absent des rayons des librairies : pour se le procurer, il fallait demander au vendeur. Les exemplaires étaient stockés à l’arrière du magasin. Le livre a été lu grâce au bouche-à-oreille. On m’a rapporté qu’il circulait dans les prisons parmi les prisonniers politiques. En tant qu’auteur, c’est probablement ma plus grande fierté. Un spectacle adapté du livre devait être joué mais il a été interdit, les répétitions n’ont même pas pu avoir lieu. Nous avons pu le présenter à Kiev. Par ailleurs, j’ai écrit une pièce sur les événements de 2020 au Bélarus, elle devait être montée pour le théâtre Alexandrinski de Saint-Pétersbourg. Or, la direction m’a indiqué qu’elle n’en avait pas les moyens. Le théâtre le plus riche de Russie…
Vous écrivez en russe. Cela vous est-il reproché ? La question linguistique imprègne votre livre.
J’ai voulu la poser car ce débat existe dans la société. Incontestablement, la langue a aujourd’hui une empreinte politique. Tu es sommé de choisir : si tu parles bélarusse, alors tu soutiens le mieux, l’Europe et la démocratie ; à l’inverse, tu soutiens Poutine et la dictature en choisissant le russe. Or, je ne considère pas la langue comme un marqueur identitaire. Je suis personnellement favorable à l’idée d’ôter la langue russe à Poutine. Je veux montrer que la russe peut être une langue de liberté qu’elle n’est pas associée à un esprit impérial, qu’elle n’appartient pas à la Russie. Ma mère est de Russie, mon père d’Ukraine, ma grand-mère du Tatarstan : toute l’Union soviétique se mêle dans mon sang. La langue ne doit pas être instrumentalisée, elle ne rend l’être humain ni pire, ni meilleur. Elle est un moyen de communication. Je ne crois pas que le Bélarus changerait fondamentalement si tout le monde se mettait soudain à parler bélarusse. Je ne crois pas que les siloviki cesseront de torturer en parlant bélarusse.
« Je ne crois pas que le Bélarus changerait fondamentalement si tout le monde se mettait soudain à parler bélarusse. Je ne crois pas que les siloviki cesseront de torturer en parlant bélarusse. »
J’ai moi-même fait le choix, à 16 ans, de parler bélarusse. Je l’ai fait pendant plusieurs années comme un acte politique, je voulais devenir un authentique Bélarusse. Aujourd’hui, je considère que ce n’est pas nécessaire. Parler russe ne fait pas de moi un Russe. Quand j’ai déménagé à Saint-Pétersbourg, à 21 ans, j’ai tout de suite compris que j’avais atterri dans un autre pays, avec une mentalité différente. La question de la langue perdurera encore longtemps dans la société. Quand la démocratie arrivera et que l’on voudra faire du bélarusse la véritable langue officielle, alors ces débats identitaires surgiront avec force, comme c’est le cas aujourd’hui en Ukraine.
Vous avez vécu quinze ans en Russie, fréquenté les milieux littéraire et médiatique – vous avez notamment travaillé pour la chaîne indépendante Dojd qui a désormais cessé son activité. Dans le contexte de censure généralisée, quel avenir voyez-vous pour cette intelligentsia russe ?
La situation actuelle est très difficile. Je pense à mes amis restés là-bas, notamment à Alexeï Agranovitch, le directeur artistique du Centre Gogol, qui a façonné ce lieu pendant de longues années, autant que Kirill Serebrennikov. Le spectacle adapté de mon livre Croix rouges (éditions des Syrtes, 2018) a cessé d’y être joué depuis le début de la guerre. Malheureusement, l’intelligentsia libérale russe est très centrée sur elle-même, débat beaucoup mais est incapable de faire des compromis. Le moindre post Facebook déclenche la cacophonie. J’ai proposé de lancer un projet en Europe destiné à soutenir ceux qui, au Bélarus, en Ukraine et en Russie, ne peuvent pas publier leurs textes. Or, cela faisait trois mois que ses membres débattent du manifeste de cette maison d’édition ! La maison brûle mais eux se posent des questions existentielles sur les différences entre culture russe et culture russophone… C’est une constante historique, l’intelligentsia russe est très réflexive, a une haute estime d’elle-même et, dans la situation actuelle, n’a pas su voir ce qu’il allait arriver.
Depuis le début de la guerre, l’idée de responsabilité collective traverse les débats intellectuels en Russie. Existe-t-elle, selon vous ?
J’entends les arguments des deux camps. Il n’y a pas de réponse univoque à cette question. Je me demande d’ailleurs s’il est utile de la poser en ce moment. Il y a en Russie des individus qui ont agi à la mesure de leurs possibilités – se sont investis dans des organisations, dans des médias libres. Ces gens qui s’égosillaient pour mettre en garde étaient considérés comme des alarmistes. Un devoir de repentance sera nécessaire. Le principal problème est que la société n’existe pas en Russie. Elle est atomisée. Quand certains descendent dans la rue, ils s’interrogent sur le sens de leur démarche. « À quoi bon si personne ne suit ? ». La culture de la protestation n’existe pas en Russie car le peuple est convaincu qu’il ne peut rien changer. Quand la ville de Khabarovsk, en Extrême-Orient, a manifesté pendant des mois, personne n’en avait rien à cirer dans le reste du pays.
« Je crois qu’il est inutile d’accorder du crédit aux sondages sur le soutien de la population à « l’opération spéciale ». Les gens ont l’expérience du totalitarisme, répondent ce que l’État attend d’eux. »
Les Russes vivent leur vie sans être connectés les uns aux autres. Ils ne sont pas politisés car la politique n’existe pas. À Moscou et à Saint-Pétersbourg, mes amis voient la vie se poursuivre dans une apparente normalité, alors qu’il y a la guerre en Ukraine. Je crois qu’il est inutile d’accorder du crédit aux sondages sur le soutien de la population à « l’opération spéciale ». Les gens ont l’expérience du totalitarisme, répondent ce que l’État attend d’eux.
La mémoire de l’Union soviétique est au cœur de votre livre Croix rouges et apparaissait déjà en filigrane dans Un fils perdu…
Au Bélarus, l’État a le monopole de la mémoire. Loukachenko explique que le pays est apparu durant la Seconde guerre mondiale. Il entretient des mythes, en particulier celui d’une Union soviétique bienveillante ayant combattu le mal. Or, de dire que cette guerre opposait un mal contre un autre vous attire des problèmes. Pourquoi la propagande fonctionne aujourd’hui ? Parce que dans l’esprit de beaucoup, la Seconde guerre mondiale n’est pas terminée, elle se poursuit en Ukraine où l’on combat des nazis.
Au Bélarus, des citoyens sont investis dans la perpétuation de la mémoire historique – je pense en particulier à la lutte pour la préservation du site de Kouropaty, lieu d’exécutions de masse situé dans la banlieue de Minsk. Bien sûr, ces organisations ne sont pas officiellement enregistrées. Nous savons bien que l’Union soviétique n’était pas un bon projet, et pourtant, on veut la reconstruire. Soljenitsyne a écrit sur la répression politique, Dovlatov sur la dénonciation, et pourtant, tout cela se reproduit. La censure a été rétablie. L’Europe et la Russie ont chacune rétabli très rapidement leur rideau de fer, de façon à ce qu’il n’y ait plus aucune interconnexion. À l’Est, les gens ont vite renoué avec la vie soviétique, avec les perquisitions, les dénonciations. Aujourd’hui, on inscrit des lettres Z sur la porte des appartements des « ennemis du peuple » … Russes et Bélarusses ont ceci en commun qu’ils répètent les mêmes erreurs.
Propos recueillis par Étienne Bouche.
Article publié avec le soutien de Heinrich Böll Stiftung | Bureau Paris – France.