A l’occasion du soixantième anniversaire de la Révolution des Conseils de 1956 en Hongrie, Révolution Permanente publie une série d’articles sur différents aspects de cette lutte héroïque de notre classe.
Article publié originellement le 24 octobre 2016 dans Révolution permanente. |
La Hongrie faisait partie des pays occupés par l’Armée Rouge à la fin de la guerre. Et malgré l’enthousiasme que l’arrivée de l’Armée Rouge avait produit parmi les masses ouvrières et paysannes, les agents staliniens sur place ont tout fait pour empêcher que les organes d’auto-organisation, qui commençaient à apparaître dans le pays, se développent. Alors que les paysans occupaient les terres et les ouvriers mettaient en place des conseils dans les usines, le but du stalinisme était de reconstruire un « État fort » sous sa direction, allié à des secteurs capitalistes locaux. Pour ce faire, il a mis en place un « front populaire » formé de partis paysans, le parti social-démocrate mais aussi des partis pro-capitalistes comme les démocrates-libéraux.
Entre 1945 et 1948, les différents gouvernements procédèrent à la réforme agraire et à la nationalisation des secteurs clé de l’économie (plus par nécessité pour le redémarrage de l’économie que par conviction idéologique). Il y eut des progrès dans l’éducation, la santé et les conditions de vie de manière plus générale.
Cependant, en 1948 le stalinisme opéra un tournant politique brusque. Le régime de parti unique fut instauré, les libertés démocratiques bannies. Sur le plan économique, le régime dirigé par Mátyás Rákosi, le « Staline hongrois », et Ernő Gerő, impose la collectivisation forcée dans les campagnes. On favorisera ensuite le développement de l’industrie lourde au détriment de l’industrie légère et de la production de biens de consommation quotidiens de la population. Le résultat fut une dégradation des conditions de vie des masses.
Le tournant est brutal et la répression aussi. Des centaines de milliers de personnes sont emprisonnées, des camps d’internement sont créés dans tout le pays. Dans cet état de terreur, des dirigeants politiques sont exécutés, des opposants réels ou supposés à l’intérieur du Parti Communiste aussi. Le rôle de la police politique, la détestée ÁVH (Államvédelmi Hatóság), était central : dans les années 1950, elle comptait près de 100.000 membres pour un pays de 9,5 millions de personnes.
L’un des événements politiques marquants de l’époque, et qui exprime clairement le climat de terreur existant, fut l’exécution de László Rajk, dirigeant communiste accusé de « titisme », en 1949. Peter Fryer était l’envoyé spécial en Hongrie du Daily Worker, le journal du Parti Communiste Britannique. Plus tard, à la suite de ce qu’il vit au cours de la Révolution des Conseils et à la censure de ses articles par le stalinisme britannique, il rompra avec le PC. Dans son livre dédié à la Révolution des Conseils, Hungarian Tragedy, il expose les méthodes que le stalinisme a utilisées contre Rajk pour le tromper et l’exécuter : « d’abord il a été torturé (…) Ensuite, quand le processus d’adoucissement l’avait rendu convenablement réceptif, un communiste soviétique (…) lui a dit que l’Union Soviétique avait besoin de son aveu comme arme contre Tito. S’il acceptait de mener cette importante œuvre politique, bien qu’officiellement il serait mort, on prendrait soin de lui dans l’Union Soviétique pour le reste de sa vie et on donnerait à son fils une bonne éducation. Il a accepté. Quand on l’a amené pour l’exécution, à laquelle son épouse Julia a été forcée d’assister, on lui a mis un morceau de bois dans la bouche pour empêcher qu’il explique aux soldats comment il avait été trompé. (…) Et cerise sur le gâteau, on a enlevé la garde de son fils à son épouse et il a été élevé par des inconnus sous un autre nom ».
En effet, la légitimité des « bureaucraties staliniennes satellites » était faible. Elles ne jouissaient pas par exemple du prestige populaire de la bureaucratie titiste qui avait dirigé la résistance des peuples yougoslaves contre l’occupant nazi et les forces réactionnaires locales. Les frictions entre Staline et Tito étaient devenues trop fortes et la rupture s’est consommée. Même si la direction titiste était plus proche du stalinisme que d’une direction révolutionnaire, son exemple était « trop dangereux » pour le pouvoir soviétique et ses bureaucraties satellite. Le pouvoir de celles-ci reposait en dernière instance sur la force militaire soviétique. C’est pour cela que leur rôle dans la campagne internationale stalinienne contre Tito fut très violent. Et le procès de Rajk en Hongrie s’inscrivait dans cette campagne.
Mais la terreur stalinienne en Hongrie était dans chaque détail de la vie, au quotidien, et touchait l’ensemble de la population. Marika Kovács, témoin et surtout actrice de la révolution hongroise, exilée en France par la suite et devenue trotskiste plus tard, décrit l’ambiance de pression et d’intimidation sur la population dans un recueil autobiographique et sur la révolution. Elle y raconte ce qui se passait à l’université : « Dès notre retour [des vacances] au début de l’année scolaire, des professeurs triés sur le volet, et les responsables du parti mettaient tout en œuvre pour nous convaincre que ce que nous avions vu et vécu n’avait rien à voir avec la réalité. Tout devait être conforme à la pensée officielle. Les idées reçues étaient répétées, elles s’imposaient à nous et nous n’osions plus dire que dans nos villages, chez nos parents nous vivions autre chose. Les bureaucrates de l’université n’hésitaient pas, si besoin était, de qualifier nos parents de contre-révolutionnaires… Les rentrées scolaires étaient pour nous un véritable traumatisme. Ils nous présentaient la société organisée en catégories figées dans une hiérarchie immuable (…) Nous étions pris de panique devant l’éventualité de voir nos parents qualifiés de contre-révolutionnaires, c’est pourquoi nous nous censurions nous-mêmes (…) Nous étions tous fichés. Pour chaque citoyen était établie une carte où la position sociale de sa famille était inscrite (…) Cette place dans la hiérarchie sociale comptait autant que les résultats scolaires pour entrer et suivre l’université. C’est pourquoi l’un des premiers actes révolutionnaires en 1956 sera de retrouver et de brûler ces cartes » (page 91).
Pour citer encore Peter Fryer, en parlant de la relation entre la population et le régime, il explique que « la plupart des hongrois, bien qu’ils ne veuillent pas le retour du capitalisme ou des propriétaires terriens, ils détestent aujourd’hui, légitimement, le régime de pauvreté, de saleté et de peur que l’on leur a présenté comme le communisme ».
Une lutte contre l’oppression nationale aussi
Mais l’oppression stalinienne sur le peuple hongrois, ainsi que sur les autres peuples de la région, ne s’exprimait pas seulement à travers une dictature policière interne. Elle se manifestait également à travers une véritable oppression nationale exercée par l’URSS stalinisée sur les « États satellites ». C’est d’ailleurs en grande partie le refus de se subordonner complètement à la bureaucratie du Kremlin qui avait provoqué en 1948 la rupture entre Staline et Tito.
En effet, malgré le fait que l’Armée Rouge ait occupé toute la région orientale du continent européen, permettant à Staline d’élargir son influence et domination, ces pays n’ont pas été intégrés directement à l’Union Soviétique. Ensemble, ils sont devenus une sorte de « zone d’amortissement » face à d’éventuelles attaques militaires des puissances impérialistes occidentales. Mais en même temps ils étaient séparés les uns des autres. La bureaucratie stalinienne s’opposait à tout projet de fédération socialiste, comme elle l’avait démontré dans le cas yougoslave et les pays balkaniques.
Pour s’assurer de sa domination sur les « États satellites », la bureaucratie du Kremlin leur imposa de lourdes réparations de guerre. La Hongrie par exemple devait payer 600 millions de dollars, ce qui était une fortune à l’époque pour une petite nation de près de 10 millions d’habitants complètement ruinée par la guerre. Autrement dit, les travailleurs et les masses paysannes pauvres devaient payer pour les décisions et alliances politiques des classes dominantes locales. Une aberration totale.
Mais le stalinisme ne s’arrêtait pas là. En Hongrie et ailleurs, il imposa la fermeture des usines les plus importantes, créa des « entreprises mixtes » où l’URSS contrôlait à 50% les décisions prises. Le Kremlin imposait des conditions d’échange commercial totalement défavorables pour les pays « partenaires ». De cette façon la dépendance économique vis-à-vis de l’URSS était complète.
Cette oppression nationale avait sa traduction aussi sur le plan culturel. L’art devait respecter strictement la doctrine du « réalisme socialiste ». La science était soumise aux savoirs développés en Union Soviétique. L’apprentissage de la langue russe était obligatoire et celle-ci est pratiquement devenue la seule langue étrangère enseignée dans les écoles, les lycées et les universités. Le tout était en outre encadré par la présence permanente de l’Armée Rouge sur le territoire hongrois.
Il faudrait mentionner ici comment le stalinisme a exploité la « théorie du socialisme dans un seul pays » ou l’idée utopique et réactionnaire de la construction d’un « socialisme national ». En effet, dans une région traversée par des questions nationales non résolues, à la fin de la Seconde Guerre Mondiale, le discours sur la construction du « socialisme national » semblait conforme à l’état d’esprit des peuples d’Europe centrale et de l’Est. Il permettait de construire l’État national, avec ses frontières délimitées, au prix de nettoyages ethniques si nécessaire, au nom du « socialisme ». Cependant, cette soi-disant construction nationale du socialisme devait être subordonnée aux intérêts de la bureaucratie stalinienne de Moscou. Comme le dit Georges Kaldy dans son livre Hongrie 1956 : « les États des démocraties populaires, tout en semblant bâtis sur le même modèle, étaient cependant restés indépendants. Ils étaient ressemblants mais, en même temps, coupés les uns des autres. Détail significatif : s’il était inimaginable pour les citoyens ordinaires de ces pays de se rendre en Occident, il restait extrêmement difficile même de se rendre d’une démocratie populaire à l’autre (…) Et si la moindre manifestation de sentiments anti-russes attirait les foudres, la tolérance était plus souple vis-à-vis des ressentiments nationaux des uns vis-à-vis des autres » (p. 40).
De cette façon, le Kremlin s’assurait qu’aucun type d’union entre ces pays ne surgirait et qu’ils resteraient atomisés face à l’URSS. La remise en cause, même très partielle, de cette subordination était qualifiée de « déviation nationaliste », de « titisme ». Effectivement, la haine populaire, les frustrations, la misère, étaient vers 1956 trop grandes, contre un régime dirigé littéralement par des criminels et des contre-révolutionnaires.