Peu de gens peuvent s’imaginer à quel point le changement de régime en 1989/1990 a pu entraîner un bouleversement dans la vie des gens.
Passer d’une économie administrée où l’Etat s’assurait du fait que chacun puisse avoir un emploi, ne serait-ce que sur le papier, à une économie de marché n’a pas été sans conséquence sur le travail de centaines de milliers de Hongrois. Parmi eux, il est une catégorie que j’ai fréquentée dans mes fonctions de professeur de français langue étrangère de l’institut: les professeurs de russe.
Du jour au lendemain, le gouvernement hongrois décida que le russe qui était obligatoire ne le serait plus. Il faut dire que la langue du grand frère soviétique n’avait jamais joui d’une grande popularité en Hongrie et nombreux étaient les élèves qui arrivaient au baccalauréat sans être capables de maîtriser les fondamentaux d’une langue qui leur avait pourtant été enseignée pendant huit ans. Les professeurs de russe n’avaient donc pas la tâche facile durant la période communiste, mais avec la chute de l’ancien régime c’est leur gagne-pain qui était tout simplement menacé.
Le russe cessant d’être obligatoire, il fallut le remplacer par d’autres langues étrangères. Les pays occidentaux rivalisèrent alors d’ingénuité pour se placer sur le marché des langues dans un pays où tout ou presque était à faire. La France lança ainsi dés le mois de mai 1990 un ambitieux programme de « relance vers l’Est » qui avait essentiellement pour objet d’offrir des bourses à de jeunes étudiants hongrois qu’il fallut former de manière intensive aux rudiments du français durant l’été 1990.
Un autre volet de ce plan de relance concernait le « recyclage » des professeurs de russe avec l’idée aussi ambitieuse qu’absurde d’en faire en quelques mois des professeurs de français. L’excellent film Édes Emma, drága Böbe du réalisateur István Szabó (diffusé en France sous le titre de « Chère Emma ») raconte avec détail la vie de ces professeurs soumis à un apprentissage accéléré d’une autre langue étrangère et obligés de faire des ménages ou de vendre des journaux pour survivre. Je me retrouvai ainsi aux mois de juin et juillet 1990 à encadrer ce processus de recyclage dans un internat à Dunaharaszti dans la banlieue de Budapest.
Ces professeurs étaient essentiellement des femmes de tous les âges. Les plus vieilles, anciennes professeurs de français se souvenaient avoir subi le même sort avec le russe quand celui-ci était devenu obligatoire dans les années 50. La plupart avaient étudié le français comme deuxième discipline mais ne l’avaient plus pratiqué depuis des lustres. Enfin, les plus jeunes étaient sans conteste les plus désemparées. Elles venaient d’achever leurs études de russe et n’avaient pas encore trouvé d’emploi et se retrouvaient confrontées à une impasse.
Ces professeurs forçaient l’admiration et rétrospectivement, je garde le souvenir d’un été studieux mais aussi très joyeux. Les cours avaient lieu en résidentiel H24 durant la semaine et les soirées étaient très souvent festives. Je me souviens en particulier de la magnifique fête du 14 juillet que nous avons organisée. Plus que la grande révolution française, il s’agissait, cette année-là, de fêter la fin du visa obligatoire pour la France qui devint effective le 15 juillet 1990. Ces femmes qui traversaient des moments difficiles dans leurs vies personnelles et professionnelles étaient folles de joie à l’idée de pouvoir bénéficier de cette nouvelle liberté d’aller en France comme bon leur semblait. Le changement de régime avait donc finalement aussi de bons côtés.