Avec la marche de l’Indépendance, la Pologne a brisé mon cœur

« J’aimerais revenir à l’idée selon laquelle je peux être à la fois polonais et juif, mais la Pologne rend cela de plus en plus difficile. Le principal obstacle pour moi ce ne sont pas les fascistes eux-mêmes. Ce sont les Polonais qui ont regardé la marche et qui n’ont rien fait. » Ces mots de Roman Broszkowski évoquent la « marche de l’indépendance » (Marsz Niepodległości) qui a réuni plus de 60 000 personnes à Varsovie le 11 novembre dernier.

Article publié le 22 novembre 2017 dans Political Critique sous le titre « Poland broke my heart ». Hulala est membre du réseau Political Critique.

Je n’étais pas là, mais je peux encore sentir la fumée. Les chants retentissent dans mes oreilles et quand je vois les banderoles, mon sang ne fait qu’un tour. 60 000 nationalistes et fascistes ont défilé dans le centre de Varsovie et personne n’a cligné des yeux. Ils étaient là, heureux. C’était une célébration de l’histoire polonaise ! Aimer son pays n’est pas un crime.

Je suis fatigué. Ces événements me rongent. J’ai peur de me détester, d’être moi aussi coupable d’antisémitisme. Vous voyez, je suis juif et je suis polonais. Mon père catholique est né ici, en Pologne, et a rencontré ma mère juive sépharade pendant qu’elle étudiait à New York. Peu importe, je suis aussi polonais que l’un de ces fascistes, alors pourquoi est-ce que c’est davantage moi qui me sens de trop ?

Mes grands-parents m’ont raconté des histoires sur l’héroïsme polonais. Sur les efforts pour sauver les Juifs et mettre à mal les fascistes. Ils n’ont pas évoqué Kielce[1]Pendant la Seconde Guerre mondiale, les habitants de Kielce et de sa banlieue sont incorporés dans la Westerplatte (1939) ainsi que dans la brigade blindée du général Stanislaw Maczek. La ville est un centre important de la Résistance polonaise. Il y a plusieurs groupes de résistance actifs dans la ville. D’ailleurs, les collines et les forêts de Monts Sainte-Croix deviennent le théâtre d’activités partisanes. La petite ville de Pińczów, à 30 kilomètres de Kielce est aussi la capitale de la « République de Pińczów », territoire libéré et administré par les partisans. Le 23 mai 1943, 45 enfants juifs âgés de 15 mois à 15 ans, survivants du ghetto de la ville, sont exécutés par les nazis dans le cimetière de la ville. La résistance inflige des lourdes pertes aux Allemands et participera plus tard à la libération finale en janvier 1945. Mais des milliers d’habitants de Kielce, dont la quasi-totalité de la communauté juive, ont perdu la vie. et Jedwabne[2]Le pogrom de Jedwabne fut le massacre des habitants juifs de cette localité et de ses environs par des Polonais en juillet 1941 au cours de la Seconde Guerre mondiale., ni les étoiles juives barrées des blocs d’habitation à Cracovie. Pour eux, rien de tout cela ne suffit pour prouver l’antisémitisme, c’est juste un malentendu. Les anciens Polonais se sont toujours excusés et s’attendaient en retour à ce que je prenne leur défense devant les Juifs. Je l’ai d’ailleurs fait, pendant des années. On m’a appris à être intransigeant sur l’innocence de la Pologne. J’ai même échoué à imaginer la haine des Juifs polonais. La naïveté de la jeunesse sans doute. Voilà ce qui m’a le plus dérangé au sujet de la marche. Toutes ces choses dont j’avais dit qu’elles n’arriveraient jamais en Pologne.

Cette marche a montré un fossé que je n’avais pas soupçonné. Ma mère m’a envoyé un mail pour exprimer ses craintes. Mon père a défendu la manifestation comme un rassemblement détourné par les nationalistes. Ces derniers ont défilé avec des signes appelant à une Europe blanche. Pour un deuxième Holocauste. Pour l’élimination des minorités ethniques. Ce n’était pas un détournement, ç’avait été prévu comme ça.

Manifestation monstre de l’extrême-droite polonaise et européenne à Varsovie

Le lendemain, nous Polonais avons dû condamner la marche. Ne pas le faire aurait signifié une acceptation tacite du message qu’elle portait. J’étais confiant que les cousins ​​catholiques se lèveraient pour moi. Aucun d’entre eux ne l’a fait. J’ai demandé à ma grand-mère ce qu’elle pensait de la marche. Elle a estimé que c’était exagéré et qu’il était injuste de désigner tout le monde de fascistes. Ça m’a stupéfait. Et ça me met en colère.

Aujourd’hui, je me trouve entre deux identités, ne sachant pas comment aller de l’avant. La marche a montré que la Pologne n’a jamais vraiment fait face à l’antisémitisme systémique et j’ai l’impression que les gens minimisent à quel point il est réellement présent. Ils tournent les fascistes en ridicule et trouvent leur importance marginale. Le problème, c’est qu’ils sont loin d’être stupides ; ils le pensent sérieusement. J’aimerais revenir à l’idée selon laquelle je peux être à la fois polonais et juif, mais la Pologne rend cela de plus en plus difficile.

« Le principal obstacle pour moi ce ne sont pas les fascistes eux-mêmes. (…) Ce sont ces gens qui ne veulent pas reconnaître que la Pologne a un problème avec le racisme. »

Le principal obstacle pour moi ce ne sont pas les fascistes eux-mêmes. Ce sont les Polonais qui ont regardé la marche et qui n’ont rien fait. Ce sont mes parents qui insistent sur le fait que ceux qui défilent derrière des bannières racistes et crient des slogans antisémites sont seulement coupables d’être induits en erreur. C’est la couverture politique accordée aux fascistes qui défilent avec des enfants. Ce sont ces gens qui ne veulent pas reconnaître que la Pologne a un problème avec le racisme.

Je ne peux pas prétendre avoir vu la marche comme tout le monde. Contrairement aux Juifs étrangers, je ne pense pas que cette marche représente les Polonais ni même la grande majorité d’entre eux. Et contrairement aux Polonais catholiques, je ne peux pas voir cela uniquement comme une petite manifestation nationaliste sans importance. Mes deux identités m’ont fait voir des fascistes crier leurs revendications au cœur de la Pologne. Ils ont voulu définir à quoi doit ressembler le patriotisme polonais et les deux groupes, Juifs et Polonais, les ont laissé faire. En réagissant avec crainte et dérision, les Juifs à l’étranger ont alimentée la vision fasciste d’une Pologne seule contre tous. En leur fournissant des excuses et une couverture, les Polonais ont quant à eux laisser les fascistes opérer en toute impunité.

Je refuse d’être traité comme un étranger dans ma patrie et les fascistes n’ont pas le monopole du patriotisme. Il faut qu’il y ait davantage de Polonais qui reconnaissent le racisme quand il fait irruption dans notre société. J’ai été élevé en pensant que j’aurais toujours une place en Pologne. La marche remet cela en question. Maintenant, c’est aux Polonais de se positionner.

Notes

Notes
1 Pendant la Seconde Guerre mondiale, les habitants de Kielce et de sa banlieue sont incorporés dans la Westerplatte (1939) ainsi que dans la brigade blindée du général Stanislaw Maczek. La ville est un centre important de la Résistance polonaise. Il y a plusieurs groupes de résistance actifs dans la ville. D’ailleurs, les collines et les forêts de Monts Sainte-Croix deviennent le théâtre d’activités partisanes. La petite ville de Pińczów, à 30 kilomètres de Kielce est aussi la capitale de la « République de Pińczów », territoire libéré et administré par les partisans. Le 23 mai 1943, 45 enfants juifs âgés de 15 mois à 15 ans, survivants du ghetto de la ville, sont exécutés par les nazis dans le cimetière de la ville. La résistance inflige des lourdes pertes aux Allemands et participera plus tard à la libération finale en janvier 1945. Mais des milliers d’habitants de Kielce, dont la quasi-totalité de la communauté juive, ont perdu la vie.
2 Le pogrom de Jedwabne fut le massacre des habitants juifs de cette localité et de ses environs par des Polonais en juillet 1941 au cours de la Seconde Guerre mondiale.
Roman Broszkowski

Étudiant

Cursus de premier cycle en politique internationale à l'Université du New Jersey. Son domaine d'étude est l'Europe de l'Est et le Moyen-Orient.