Les négociations sur le prochain budget européen pourraient déboucher sur une nette diminution des fonds attribués aux pays d’Europe centrale et orientale, accusés de les siphonner sans contrepartie. Voici l’occasion de tordre le cou au discours populiste en vogue en France et en Europe de l’Ouest, selon lequel les Européens « de l’Est » seraient les profiteurs de l’Europe.
« Ces pays, que nous avons aidé largement dans la transition post-communiste, qui bénéficient des fonds européens, qui nous envoient une main-d’œuvre de dumping social, engendrant la mise en danger de centaines d’entreprises et le chômage de milliers de travailleurs ouest-européens, et qui refusent de prendre leur part dans les politiques de solidarité intra-européenne, n’ont plus leur place dans le cercle des Etats qui veulent aller de l’avant dans un projet européen refondé et démocratique. »
EDITORIAL – Cela pourrait être la tirade d’un de nos représentants politiques ou d’un de nos éditorialistes. C’est en fait le commentaire d’un certain ROLAND D., publié sur le site lemonde.fr au mois de septembre dernier, consacré à un prétendu schisme sur la question migratoire entre un Ouest généreux et tolérant et un Est hostile et ingrat.[1]Migrants : le schisme Est-Ouest se creuse en Europe.
C’est vrai, presque tout ce qui n’est pas rouillé ou décrépi au centre et à l’est de l’Europe a été soit cofinancé soit financé en totalité par l’UE. Sans les fonds de développement et de cohésion – des sommes mirobolantes pour ces pays – leurs économies resteraient plongées dans la stagnation. D’ailleurs, il ne se trouve quasiment personne pour remettre en cause les bienfaits de leur adhésion européenne et les taux de popularité de l’Union sont plus forts en Hongrie et en Pologne qu’ailleurs en Europe. Mais il y a certaines choses que nous devons mettre au point avec ROLAND D., car les perspectives sont quelque peu différentes du point de vue des « profiteurs » :
La politique de cohésion de l’Union a été pensée – entre autres – comme une forme de compensation pour l’ouverture des marchés centre-européens, dont on savait fort bien ce qu’elle entraînait : une véritable razzia des grandes entreprises occidentales. Il est trop simple aujourd’hui de ne voir que du nationalisme dans la volonté de ces pays qui, après avoir tout bradé ou presque, tentent aujourd’hui de redonner des attributs de souveraineté à leurs Etats moribonds ; de se doter de champions nationaux capables de rivaliser avec le capital étranger jusque-là toujours favorisé ; de reprendre la main dans des secteurs-clé, en créant par exemple leurs propres banques. C’est pourquoi en Hongrie et en Pologne les récits souverainistes – « relever la tête » – portent autant.
Bien sûr, nous ne sommes pas dupes de ce patriotisme économique, brandi à Budapest et Varsovie. Il profite bien plus aux nouvelles élites au pouvoir qu’aux peuples et le changement consiste essentiellement en un passage d’un ultra-capitalisme imposé par les multinationales à une oligarchie nationale dopée aux fonds de l’Union. L’arrivée massive d’argent dans des pays aux institutions faibles et sans véritable mécanisme de contrôle par l’UE a effectivement favorisé l’émergence de castes politiques corrompues. En Hongrie par exemple, l’« Orbánisme » ne doit ses succès qu’à l’Union européenne, comme le démontre brillamment l’économiste Zoltán Pogátsa (des opposants hongrois vont jusqu’à espérer aujourd’hui le gel de ces fonds).
Ce qui est aussi systématiquement ignoré, c’est qu’une part importante de ces fonds européens est captée par les entreprises étrangères, très dominantes sur ces marchés, et dont les profits ressortent aussitôt des pays cibles. Ces entreprises ont certes créé au passage des emplois, mais maintiennent la région dans un statut peu enviable d’atelier de production à bas coût. Quelle part de ces fonds tombe dans leurs poches ? C’est un secret très bien gardé… En réalité, dans ces pays soi-disant « fermés », la part du capital étranger est bien plus importante qu’ailleurs en Europe et ce sont les grandes entreprises étrangères qui font la pluie et le beau temps. Il faut absolument lire notre interview avec l’économiste Filip Novokmet, disciple de Thomas Piketty, pour prendre la mesure du phénomène.
Quant à pointer du doigt les travailleurs détachés, comme savent si bien le faire les populistes de l’Ouest (le plombier polonais) : comme la sortie des capitaux, les flux de travailleurs – détachés ou pas – ne sont pas plus favorables pour l’Europe centrale que de l’Ouest. La région est frappée par une pénurie de main-d’œuvre et se fait siphonner ses meilleures ressources humaines et sa jeunesse par les pays plus riches, ce qui entrave sur le long terme ses perspectives de développement et la condamne pour longtemps à son statut de périphérie.
Enfin, pour quiconque vit dans « l’autre Europe », ces critiques qui visent les Européens de l’Est ont quelque chose de profondément indécent. ROLAND D. ne sait sans doute pas ce qu’il en a coûté aux sociétés centre et est-européennes de transformer leur modèle après 1990, il ignore les emplois détruits par millions, les repères balayés, les familles séparées par l’émigration, la précarisation généralisée, la convergence des coûts de la vie (celle des salaires a pris, elle, un peu de retard…). Du point de vue de l’instit’ hongrois qui touche moins de 500 euros nets par mois, du médecin slovaque qui en gagne 800, du retraité polonais qui doit se débrouiller pour survivre avec 300 euros, l’enfant gâté…c’est lui.