En Ukraine, la guerre a bouleversé le quotidien de millions d’enfants, des milliers sont traumatisés, des centaines ont été tués.
Par Kristina Berdynskykh. Traduit de l’ukrainien par Adrien Beauduin.
Nazar Lysenko, 15 ans, est en 9e année, rêve de devenir mécanicien automobile et est fan de voitures japonaises. Mais aujourd’hui, cet adolescent ukrainien, qui vit avec sa mère et sa sœur de 19 ans dans une maison de deux étages à Kherson, se préoccupe plus de sa propre sécurité que de son avenir. Après tout, Kherson est bombardée par l’armée russe tous les jours. « Un obus de mortier a frappé la maison de mon amie », dit Nazar. « Elle a miraculeusement survécu, mais son chien a brûlé », dit-il, ajoutant qu’après cela la jeune fille et ses parents ont quitté la ville. Nazar, lui, est toujours à Kherson. Sa mère est bénévole pour la distribution de médicaments et de nourriture depuis l’occupation de la ville par les Russes. Nazar est le seul homme de la famille et aide sa mère autant qu’il le peut.
L’adolescent se remémore avec horreur la période d’occupation de la ville (du 2 mars au 11 novembre 2022). Pendant les deux premiers mois, Nazar n’a pas quitté son jardin, ne s’est pas promené en ville et est resté chez lui. L’école s’est immédiatement arrêtée, et plus tard, les réseaux mobiles et Internet ukrainiens ont disparu. Réalisant que l’occupation durerait longtemps, le lycéen a peu à peu recommencé à sortir et à voir ses amis. Par deux fois des soldats russes lui ont demandé son passeport et si son père était un soldat ukrainien. « Et je leur répondais : ‘J’ai 15 ans, je n’ai pas encore de passeport, et je vis avec ma mère’ ».
La mère du garçon, Olha Tsilynko, est une citoyenne engagée et bénévole qui aide l’armée ukrainienne depuis 2014. Elle a compris qu’elle était en danger car ce sont des personnes comme elle qui étaient recherchées et interrogées par les forces d’occupation russes. Mais Tsilynko a décidé de rester dans la ville pour aider les personnes vulnérables : les personnes âgées et les familles avec enfants. Des soldats russes sont venus chez elle pour la fouiller, ont piétiné avec leurs bottes sa chemise brodée (NDLR : un vêtement traditionnel ukrainien qui est devenu un symbole patriotique), mais elle n’a pas été arrêtée.
Tsilynko dit que pendant toute la durée de l’occupation, elle était très inquiète pour ses enfants. Sa fille de 19 ans est une belle jeune fille qui s’est habillée de manière à ne pas attirer l’attention des occupants. « Pas de maquillage ni de coiffure, les jeunes filles ont changé leurs robes pour des survêtements de sport », raconte cette femme de Kherson. À un moment donné, Nazar a commencé à perdre l’espoir que la ville soit libérée un jour, particulièrement au moment où il a dû acheter une carte SIM russe pour utiliser son téléphone portable et l’Internet et qu’il n’a pas pu y trouver une seule chaîne ukrainienne sur Telegram, Youtube ou Tik-Tok. « Je n’ai pas parlé à ma mère de mes craintes pour ne pas la contrarier, car elle a toujours cru que nous serions libérés », dit-il. Nazar a mûri rapidement pendant cette année de guerre, il est devenu plus sérieux, sourit moins et aide à faire le ménage, constate sa mère.
Une enfance blessée
La guerre a bouleversé le quotidien de presque tous les enfants ukrainiens. Daria Herasymtchouk, Secrétaire d’État pour les droits de l’enfant et la réhabilitation des enfants, répond que 7,5 millions d’enfants ont été touchés par la guerre, c’est-à-dire la totalité. Leur vie a radicalement changé, rythmée par les alertes antiaériennes, les abris souterrains et le stress. Certains enfants ont également un ou même deux parents engagés dans la défense du pays. D’autres encore ont dû quitter leur foyer pour une autre région ou même l’étranger, en quête d’une protection temporaire. Les enfants d’aujourd’hui sont confrontés à des traumatismes psychologiques, et nous devons réfléchir à la façon dont cela les affectera maintenant, dit Daria Herasymtchouk.
Et puis il y a les enfants qui, en plus du traumatisme psychologique, ont été blessés ou tués. Ainsi, selon le site internet Enfants de la Guerre, qui met à jour quotidiennement les statistiques officielles recueillies par les forces de l’ordre, au 30 janvier 2023, 459 enfants ont été tués, 917 ont été blessés et 343 ont disparu en Ukraine. Quatorze mille sept cents autres enfants ont été déportés, dont seuls 126 ont été renvoyés en Ukraine à ce jour.
En Ukraine, la guerre met en danger les nouveau-nés
Sachko Radtchouk, 12 ans, compte parmi ceux qui ont réussi à rentrer au pays. Le garçon, qui vivait avec sa mère à Marioupol, a été blessé à l’œil par un éclat d’obus le 24 mars 2022. Comme de nombreux habitants de la ville assiégée, il se protégeait des bombardements avec sa mère dans le sous-sol de l’usine sidérurgique Illitch. Lorsque les troupes russes ont encerclé l’usine, exigeant que les militaires ukrainiens se rendent, les civils à l’intérieur ont été emmenés dans un camp de filtration. Là, le garçon a été séparé de sa mère sans aucune explication. « Quand ils m’ont enlevé à ma mère, ils ne m’ont même pas laissé lui dire au revoir », a raconté Sachko le 17 janvier à Davos lors de l’ouverture du projet Ukraineisyou, sur la vie dans les territoires occupés, qui se tient à la Maison de l’Ukraine, en marge du Forum économique mondial. Le Courrier y a rencontré le garçon et sa grand-mère. Après Davos, ils sont retournés en Ukraine.
Le 13 avril, il a été emmené du camp de filtration vers une destination inconnue. « Quand j’ai demandé où on m’emmenait, ils m’ont dit ‘dans un orphelinat’ et que j’y serais adopté », se souvient le garçon. Mais d’abord, il a été emmené dans un hôpital de Donetsk pour y soigner son œil. Sachko a finalement pu contacter sa grand-mère le 19 avril, qui l’a suivi jusqu’en territoire occupé et l’en a tiré. Mais il ne sait toujours pas où se trouve sa mère, Snijana Kozlova. Il suppose qu’elle est en captivité quelque part en Russie. Le Conseil de sécurité des Nations unies classe les enlèvements d’enfants parmi les crimes de guerre.
Le plus grand hôpital public pour enfants, Okhmatdyt, a traité plus de 100 enfants blessés en 11 mois, indique le directeur de l’hôpital, Volodymyr Jovnir. L’hôpital est situé à Kyïv, mais des enfants y sont amenés de toute l’Ukraine. Sachko Radchuk y a été soigné après son retour en Ukraine. « Ces enfants ne souffrent pas seulement de blessures, pas seulement de lésions causées par les bombes et les mines, ils ont de profonds traumatismes psychologiques », explique le directeur de l’hôpital tout juste avant la conférence ‘Les enfants et la guerre’, qui s’est tenue à Kyïv le 26 janvier. La conférence a réuni des pédiatres et des psychologues pour discuter de la manière dont la guerre affecte les enfants et leur avenir.
Les enfants blessés ont peur de communiquer, leurs parents sont parfois morts, et il leur est difficile de s’adapter à la société. Dès le premier jour de la guerre, l’hôpital d’Okhmatdyt a engagé des psychologues pour travailler avec eux. Lorsque les premiers enfants blessés de la région de Kyïv y ont été amenés, le 25 février 2022, c’était un cauchemar, se souvient Jovnir. Même les médecins avaient besoin d’une aide psychologique.
Le microchirurgien Valeri Bovkoun se souvient qu’au début, plusieurs enfants ont été admis avec des blessures par balle. Ensuite, c’étaient surtout des blessures dues à des explosions de mines et des éclats d’obus. Récemment, plusieurs enfants de Kherson touchés par les bombardements ont été conduits à l’hôpital. Une fillette de 6 ans a perdu son œil, mais on a réussi à sauver la jambe d’un garçon de 14 ans. « Nous avons sauvé la jambe, mais une partie des muscles de la jambe est morte et ne peut pas fonctionner complètement », admet le microchirurgien. Le premier mois de la guerre a été le plus dur pour lui, mais maintenant les médecins ont beaucoup appris, et ils ont été conseillés par des spécialistes étrangers. Mais voir un enfant blessé reste difficile, dit-il.
Traumatisme psychologique
La guerre affecte la grande majorité des enfants ukrainiens, d’une manière ou d’une autre, selon des recherches sociologiques, même s’ils n’ont pas été blessés physiquement et ont été relativement en sécurité tout au long de la guerre. Selon les psychologues, la perception de la guerre dépend largement de l’âge de l’enfant, de la proximité de la zone de guerre, de la fréquence des explosions dans la ville, de ce qu’il a vu de ses propres yeux et des expériences qu’il a vécues, qu’il soit sous occupation ou non. Mais beaucoup dépend aussi de l’ambiance au sein de la famille. « Si les parents sont très nerveux, les enfants le seront aussi », explique Halyna Pyliahina, cheffe du département de psychiatrie et de psychothérapie à l’Académie nationale de médecine de formation postuniversitaire de Kyïv. Si l’un des parents est profondément déprimé à cause de la guerre, cela se répercutera sur l’enfant.
Selon le psychiatre, le stress de la guerre chez les enfants et les adolescents se manifeste de manière très différente. Parfois, les enfants et les adolescents se replient sur eux-mêmes, certains souffrent d’anxiété grave, d’autres développent des troubles du comportement alimentaire. En outre, les enfants ukrainiens qui ont déménagé à l’étranger peuvent également souffrir. Après tout, ils doivent s’adapter à un environnement totalement nouveau, où tout va bien en termes de sécurité, mais pas en termes de vie habituelle. Le changement d’école et d’environnement les affecte.
75 % des parents ukrainiens déclarent que leurs enfants présentent certains symptômes de traumatisme psychique. C’est ce qui ressort d’une enquête menée par Gradus Research à la fin du mois d’avril 2022. Le symptôme le plus courant chez les enfants est ce que l’on appelle « l’ascenseur émotionnel », lorsque l’humeur passe rapidement et sans raison de très bonne à très mauvaise et vice versa. De tels changements d’humeur chez les enfants ont été ressentis par 45 % des répondants. Une augmentation du niveau d’anxiété a été observée chez 41 % des enfants. En outre, un enfant sur cinq souffre de troubles du sommeil et d’un manque d’appétit, et un enfant sur dix présente une diminution du désir de communiquer et des troubles de la mémoire. Les psychologues conseillent aux parents d’expliquer soigneusement à leurs enfants ce qui se passe autour d’eux, de leur parler de la guerre, mais de ne pas oublier de souligner qu’il existe une issue à toute situation. Il est important pour l’enfant de voir l’avenir et de ne pas vivre avec un sentiment de désespoir, dit Dre Pylyahina. « Les adolescents souffrent généralement de cela.
Mais parler ouvertement n’est pas toujours simple non plus. L’activiste et bénévole Olha Tsilynko raconte que pendant l’occupation, les familles restées à Kherson évitaient de parler de l’Ukraine avec leurs enfants pour leur propre sécurité. « Parce que les enfants ne peuvent pas du tout cacher leurs sentiments, et toutes les conversations des enfants portaient sur l’Ukraine », se souvient le volontaire. Elle a expliqué aux parents que leur principale tâche était désormais de vivre jusqu’à la libération de Kherson et de sauver leurs enfants. Si les Russes commencent à poser des questions, l’enfant peut dire quelque chose en trop ou révéler ses sentiments pro-ukrainiens. Par conséquent, nous devons être particulièrement prudents lorsque nous parlons aux enfants.
Pendant la guerre, certains adolescents ukrainiens ont même montré qu’ils étaient capables de sauver eux-mêmes quelqu’un. Lorsqu’une catastrophe aérienne s’est produite à Brovary (région de Kyïv) le 18 janvier et qu’un hélicoptère transportant la direction du ministère de l’Intérieur s’est écrasé près d’une garderie, quatre lycéens de Brovary se sont précipités au secours des plus jeunes enfants de la garderie. Ils les ont calmés, leur ont prodigué les premiers soins et ont cherché leurs parents.
En résumé, les psychologues affirment que la guerre, comme tout stress, a naturellement un impact négatif sur les enfants. Mais tous ne sont pas profondément traumatisés. La plupart des enfants parviendront progressivement à se remettre de ce stress, même sans l’aide de spécialistes. Mais beaucoup dépendra de leurs proches. « Le meilleur remède contre le stress, c’est l’amour, la patience, la compréhension, le calme et l’espoir », résume Dre Pylyagina, parlant au Courrier d’Europe centrale pendant une alerte aérienne, le 26 janvier, depuis un abri de Kyïv. Ce jour-là, la Russie a de nouveau bombardé la capitale, si bien que la conférence sur les enfants et la guerre a eu lieu dans le parking sous-terrain d’un hôtel.
Article publié avec le soutien de Heinrich Böll Stiftung | Bureau Paris – France.