Située à une heure de la frontière ukrainienne, Rzeszów est devenue le pivot de l’aide militaire, logistique et humanitaire vers l’Ukraine. Entretien avec son maire, Konrad Fijołek.
Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022, la ville de Rzeszów, à l’est de la Pologne, est sur le devant de la scène internationale. Située à une heure de la frontière ukrainienne, son positionnement géographique et son infrastructure adaptée lui ont permis de devenir une plaque tournante incontournable dans le contexte du conflit : les aides militaire, logistique et humanitaire déployées par les forces alliées gravitent en son sein. Autrefois méconnue, y compris par les Polonais, la ville connaît un retentissement important, synonyme d’opportunités mais aussi de défis. Le maire de Rzeszów, Konrad Fijołek, nous accueille dans l’hôtel de ville afin de dresser un compte rendu de la situation et évoquer l’avenir. Rencontre.
Propos rapportés par Adam Hsakou.
Le Courrier d’Europe centrale : Quinze mois se sont écoulés depuis le début de la guerre en Ukraine. Quel bilan faites-vous de cette période pour votre ville, Rzeszów ?
Konrad Fijołek : Cette tragédie était un choc pour nous tous. Qu’une guerre de cette ampleur puisse avoir lieu sur notre continent, au XXIème siècle, nous semblait inimaginable. Dès le premier jour, nous nous sommes retrouvés dans l’œil du cyclone d’un événement historique. Le premier constat est clair : la dimension prise par notre ville a été bouleversée. Certes, Rzeszów était dynamique et se développait, mais elle demeurait en périphérie de l’Union européenne et de la Pologne. Aujourd’hui, elle est en son centre. Notre ville est devenue stratégique et internationale : plusieurs milliers de soldats de l’Otan sont arrivés, accompagnés du système logistique nécessaire à leurs opérations.
Notre ville est devenue stratégique en raison de son positionnement géographique, mais aussi grâce à son infrastructure. Notre aéroport dispose de la deuxième plus longue piste d’atterrissage du pays, ce qui permet d’accueillir des avions gros-porteur. Cela explique la présence du système de défense anti-aérienne Patriot autour de l’aéroport. Par ailleurs, l’autoroute est-ouest permet d’assurer le transport militaire et humanitaire. Des institutions internationales ainsi que des associations nous rendent visite, et cette situation se poursuit encore aujourd’hui. A cela, ajoutons les leaders internationaux ainsi que les corpus diplomatiques – autrefois ils n’avaient pas l’occasion de venir ne serait-ce qu’une seule fois ici. Désormais, ils passent à plusieurs reprises, et nous nous connaissons très bien !
Puis ont suivi plusieurs dizaines de milliers de réfugiés ukrainiens. En temps normal, Rzeszów compte 200 000 habitants. Nous avons accueilli 100 000 Ukrainiens au pic de la crise humanitaire en avril 2022. L’aide accordée aux réfugiés dès les premiers instants à la gare de Rzeszów s’est vite élargie à d’autres endroits de la ville. Certains réfugiés sont restés, d’autres sont partis. Une chose est sûre – ils ont reçu de l’aide, ont été accueillis directement chez nos habitants et n’ont pas été négligés. Rzeszów est donc devenue le hub de cette aide humanitaire.
Un grand nombre des actions spontanées venues de toute la Pologne et de toute l’Union européenne sont passées ici. En effet, la frontière étant bloquée ou surchargée, nous avons dû stocker beaucoup de choses, avant de les renvoyer avec des véhicules plus petits. Dans ce cadre, nous sommes en contact permanent avec nos villes jumelées d’Ukraine pour acheminer ces biens dans les meilleures conditions. Nous sommes les témoins d’une solidarité européenne inouïe – y compris de la part de la France, et il est toujours bon de dire merci. Ce rôle de témoin, nous essayons de l’assumer de la meilleure des manières, alors que la présence des médias internationaux est devenue régulière.
Le contexte d’une éventuelle contre-offensive ukrainienne est-il palpable ?
Les habitants de Rzeszów ont conscience qu’il faut aider, et surtout continuer à aider, même si le conflit dure. Ils acceptent cette mission, y compris celle de centre militaire, malgré les risques et les dangers. Les citoyens savent que les Ukrainiens se battent aussi pour la démocratie et la liberté ici, chez nous, en Europe. Même si certains politiques [notamment issus du parti d’extrême-droite Konfederacja, NDLR] tentent d’instrumentaliser les peurs liées aux réfugiés ukrainiens. Nous ne voulons pas voir à quelques kilomètres de notre frontière une armée russe agressive et imprévisible. Nous voulons une Ukraine démocratique et pacifique, avec laquelle nous pouvons collaborer sur de nombreux aspects.
Vous préparez-vous d’une manière particulière ?
Nous espérons que la contre-offensive sera un succès pour l’Ukraine et que la paix reviendra. Nous attendons tous cela. Tous les jours, nous voyons à quel point l’aide militaire est conséquente. Pour le citoyen européen moyen, l’annonce, disons, du 36ème paquet d’aide venant de Washington signifie peu de choses. Or, nous, nous voyons ce que cela implique concrètement : les avions qui atterrissent, les convois qui se dirigent vers l’Est. Ce sont des quantités importantes. Et nous voyons qu’elles augmentent, ce qui veut sans doute dire que la préparation d’une opération d’ampleur peut avoir lieu. Et puis, de manière générale, nous suivons quotidiennement l’actualité du conflit avec attention.
Dans quelle mesure votre rôle de maire a changé ?
En temps normal, un maire est choisi pour administrer les écoles, les routes, les eaux. Mais ce contexte inédit a fait son apparition. Désormais, une grande partie de mon mandat se focalise sur les discussions concernant l’installation potentielle d’une base militaire permanente de l’Otan. Des questions de logement et de logistique en découlent aussi.
Même chose pour les réfugiés. En raison de l’augmentation de la population (nous avons 30 000 réfugiés ukrainiens à Rzeszów), nous devons construire de nouveaux logements, trouver de nouvelles places dans les écoles ou dans les crèches – alors que nos capacités sont déjà limitées. Surtout, nous devons travailler sur l’intégration de toutes ces personnes. Certains auront des fonctions militaires ici dans les prochaines années, comme les Américains. Pour d’autres, je pense ici aux Ukrainiens installés, leur intégration sera plus durable. Nous devons continuer à préparer mentalement nos habitants à la nouvelle dimension internationale prise par la ville.
Je suis davantage sollicité. Lors du premier anniversaire du conflit, j’ai échangé toute la journée avec les médias internationaux. Je reçois des invitations de la part de mon homologue de New York. Des questions venant de parties prenantes en Australie ou au Japon me sont adressées. J’ai même reçu une invitation de la Banque mondiale pour parler de la gestion de crise [sourires].
Vous avez évoqué les défis en termes d’infrastructure et les investissements que cela nécessite. Y a-t-il de nouveaux problèmes que la ville traverse ?
D’une part, il y a des motifs de satisfaction, puisque les hôtels sont pleins. Mais la hausse des loyers et des prix en magasin est considérable. En effet, la demande a augmenté, en raison de la hausse de la population. Certains pans du panier moyen augmentent plus vite que l’inflation nationale moyenne [qui est de 16%, NDLR]. Il y a des touristes qui sont surpris des prix des hôtels, qui peuvent excéder les prix de la capitale, Varsovie. Parfois, il est même difficile de trouver une chambre !J’aime bien raconter cette anecdote. Un jour, mon adjoint va à la salle de sport, quand soudain, deux bus remplis de soldats américains arrivent et occupent par conséquent tous les équipements du lieu. Alors, bien sûr, c’est une excellente nouvelle pour les propriétaires qui génèrent de nouveaux revenus. Mais la situation est moins confortable pour les usagers.
Et qu’en est-il de la sécurité et du vivre-ensemble ?
Pour sûr, cela constitue également un défi. Lors d’évènements de grande ampleur comme les concerts ou les rencontres sportives, nous relevons encore un peu plus le niveau de sécurité. Plus généralement, nous faisons de gros efforts en matière de sensibilisation, afin que nos habitants n’hésitent pas à signaler des comportements suspects.Aussi, nous assurons une vidéosurveillance de la ville sans interruption, avec des roulements de personnel.
Plusieurs tentatives de cyberattaques sur nos systèmes informatiques ont été défaites l’année passée et nous avons dû faire appel à des entreprises externes spécialisées pour assurer la protection de nos données sensibles. Il y a donc des tentatives cyber de déstabilisation de la ville (système de billetterie, distribution des eaux), qui pourraient évidemment avoir un impact sur l’aide accordée à l’Ukraine.
Y a-t-il des incompréhensions majeures qui demeurent, avec des personnes qui pensent que Rzeszów est menacée ?
Oui, cela arrive, nous avons eu ce genre de situation en particulier l’année passée. Nous avons dû annuler certaines rencontres internationales, notamment un concert, car les artistes craignaient la situation à l’est. Le sentiment de sécurité n’est donc pas toujours là. Aujourd’hui, notre plus grande attraction touristique n’est pas notre château, ni le centre historique, mais les systèmes anti-missile Patriot, qu’il est rare de pouvoir voir en si grand nombre au même endroit. Cela atteste du changement que nous vivons.
Quels sont aujourd’hui les besoins de Rzeszów en termes d’investissements ?
Nous souhaitons lancer un appel en faveur de la création d’un sous-programme européen qui viendrait soutenir davantage les communes qui ont accueilli beaucoup de réfugiés, ou qui jouent le rôle de hub. Imaginez que votre population augmente de 50 %, même temporairement. Cela a des conséquences considérables : surpeuplement dans nos rues, notre système de transport, nos logements, nos écoles ou nos crèches.
Aujourd’hui, nous accueillons 30 000 réfugiés, certes. Mais tout de même, une hausse de 15-20 % de la population se prépare sur le long-terme. Pour nous, tout est arrivé très vite. Nous sommes en mesure d’absorber cet effort, mais sur le long terme, cela va peser. Des habitants se plaignent du trafic sur les grandes artères de la ville, qui résulte de notre rôle de hub logistique et des personnalités importantes que nous accueillons très régulièrement. Et puis, dans d’autres villes, peut-être qu’il y a beaucoup de réfugiés sur place mais peu d’emplois, ce qui constitue un autre problème. Enfin, des programmes sociaux se concentrant sur l’intégration des réfugiés doivent être lancés à grande échelle.
Vous n’êtes pas du même bord politique que le gouvernement. Comment jugez-vous votre coopération dans la crise ?
Je dois avouer que nous nous sommes bien complétés. L’Etat a assuré l’arrivée des réfugiés sans une bureaucratie excessive et s’est montré efficace dans des mesures d’aide au logement et de recherche d’emploi. De plus, le gouvernement a accordé 40 PLN [8 euros, NDLR] aux ménages polonais, pour chaque réfugié ukrainien accueilli sous leur toit. Quant à nous, localement, nous avons garanti la bonne mise en place de ces mesures. Mais nous avons de nouveaux besoins, comme évoqué, et nous exigeons la création d’un nouveau programme de soutien.
Quels sont les axes de développement de la ville pour les 5-10 ans à venir ? Ne craignez-vous pas que l’intérêt pour la ville ne s’évanouisse ?
Concernant l’attention que nous recevons, c’est comme dans le show-business. Parfois vous avez vos 5 minutes, et il faut savoir les utiliser à bon escient. Nous sommes conscients que cela s’applique également à notre situation et à notre nouveau rôle géopolitique. Oui, le défilé des médias internationaux s’arrêtera. Mais nous voulons l’utiliser intelligemment : montrer que nous sommes prêts mentalement, socialement et matériellement à jouer un rôle considérable après le conflit.
Il est certain que pour la sécurité du monde et de l’Europe, il y aura des processus d’intégration entre l’Ukraine et l’Union européenne. Déjà auparavant, nous nous définissions comme un pont entre l’ouest et l’est, entre l’Europe et l’Ukraine. Ces déclarations de l’époque semblent se concrétiser. Je suis persuadé que l’intégration européenne de l’Ukraine va s’accélérer et que de facto nous serons un connecteur de qualité. C’est ce que nous a démontré la pratique.
En Ukraine, il y aura besoin de fonder des facultés, des incubateurs de nouvelles technologies – nous pourrons transmettre nos savoir-faire dans le cadre des actions de l’Union européenne et apporter notre soutien financier. Je suis persuadé que des partenariats communs seront entérinés et que nous serons partie prenante de nombreuses collaborations sociales, politiques et économiques à venir.
N’oublions pas qu’une structure de l’Alliance atlantique devrait voir le jour ici. Notre avenir est donc international, multiculturel, et le soutien dans l’intégration européenne de l’Ukraine sera tout en haut de notre feuille de route.