Après Sviat et Marta, faites connaissance avec Dávid Pap, membre de la Fablab Budapest, un lieu d’échange et de création autour de la Technologie, de la Science et du Design.
Ce portrait-interview est issu de We Can Be Heroes, le projet de Thomas Tichadou, qui a sillonné l’Europe sur 15 500 km de Kiev à l’Est jusqu’à Tunis au Sud, à la rencontre de quatorze acteurs de la transition, de juillet à novembre 2017. |
Peux-tu te présenter ?
Je m’appelle Dávid Pap, j’ai 35 ans. J’ai longtemps travaillé pour les institutions hongroises en tant qu’économiste et responsable de programme en Recherche et Innovation. J’ai tout arrêté en 2009 pour créer avec 5 autres personnes Fablab Budapest dont j’assure la gestion depuis 3 ans maintenant.
Qu’est-ce que Fablab Budapest ?
C’est un lieu d’échange et de création autour de la Technologie, de la Science et du Design. Tout ce que nous faisons dans ce fablab est lié à l’innovation ouverte. Nous sommes au total 4 employés, notre communauté dépasse les 3 000 personnes dont environ 140 contributeurs réguliers.
Comment as-tu découvert les fablabs ?
D’une manière assez inhabituelle ! J’ai rencontré une fille, elle étudiait l’architecture à la IAAC, Institute for Advanced Architecture of Catalonia. Je suis allé la voir à Barcelone et elle m’a fait visiter Fablab Barcelona, le fablab de l’Institut. J’étais tellement impressionné que j’ai voulu créer ma propre structure ici à Budapest.
Avec Fablab Budapest, quel est le problème auquel tu veux t’attaquer ?
C’est très simple. Ici en Hongrie, tu trouveras une quantité de bonnes idées mais aucun lieu de création accessible pour pouvoir les réaliser. Les gens ont bien entendu besoin d’accompagnement, mais ils recherchent surtout un endroit pour travailler sur leurs projets. Avec ce fablab, nous tentons de combler ce manque, sans prendre quelconque participation au capital : les créateurs sont libres.
« Ici en Hongrie, tu trouveras une quantité de bonnes idées mais aucun lieu de création accessible pour pouvoir les réaliser »
Pourquoi avoir créé Fablab Budapest ?
Je travaillais auparavant pour le gouvernement hongrois. Notre principal outil d’accompagnement était d’injecter des subventions publiques dans les projets entrepreneuriaux. Je ne me retrouvais pas dans cette conception du développement, ce n’est pas selon moi le meilleur moyen pour faire émerger des initiatives.
J’aime aussi ce processus créatif qui t’amène à apprendre et à créer, mais cela n’était pas vraiment présent dans ma vie de tous les jours. Je voulais apprendre avec les autres, comprendre comment la Technologie pouvait être démocratisée, comprendre comment encourager les jeunes générations à passer à l’acte. Je voulais faire partie de quelque chose qui montrerait qu’allouer des fonds publics n’est pas nécessaire pour promouvoir l’innovation.
Tu me parles souvent « d’innovation ouverte », cela signifie quoi selon toi ?
Je pense que mon exemple personnel rend bien compte de ce que nous entendons par « innovation ouverte ». Tout ce que je crée, tout ce que j’ai appris sur la Technologie et la fabrication, tout est né ici, dans ce fablab. J’ai appris à modéliser et à programmer, maintenant j’apprends à travailler le bois. Cela veut dire que si tu rends la connaissance accessible à tous, Fablab Budapest fournit les outils pour réaliser les projets de chacun. Les personnes passant notre porte veulent apprendre parce qu’elles veulent créer. Et elles apprennent grâce à une communauté bienveillante que nous avons su construire. Tu peux recevoir de l’aide et des conseils, trouver des idées voire rencontrer tes futurs associés. En quittant le fablab, ces personnes sont capables de mettre en application leurs nouvelles connaissances, de les partager et de les essaimer dans la société.
Quelles ont été les premières difficultés rencontrées pour développer ce fablab ?
Les fablabs n’ont pas d’entité juridique à proprement parler en Hongrie, ce sont plutôt des sortes de marque. Au commencement, nous devions choisir notre statut : association ou fondation. Je pense qu’aucune des deux n’est adaptée pour un fablab car tu cours après les subventions. Tout ce que tu vois ici a été payé grâce aux revenus générés par nos activités.
Un peu plus tard, nous avons reçu des propositions d’investissement de la part de fonds privés [capital risque] à condition que nous nous restructurions comme une startup. Mais nous doutions du réel bénéfice que cet investissement pourrait apporter à notre projet. Nous avons décliné l’offre et réfléchi à d’autres moyens de faire croître le fablab. C’est à ce moment que nous avons découvert la vente de services de prototypage et de design pour d’autres entreprises
Dans ce cas, peux-tu me parler de votre modèle économique ?
La première chose est qu’il a énormément changé depuis le début. Nous avons dû nous réadapter plusieurs fois. Aujourd’hui, nous avons 3 activités principales : la prestation de services aux entreprises [B2B], la communauté mobilisée et l’Éducation.
« Nous voulions afficher des prix les plus bas possibles pour démocratiser le processus créatif, mais ce n’était pas suffisant. »
Nous fournissons des services de prototypage, design et fabrication pour d’autres entreprises, comme Siemens ou encore Energy. Notre première idée était de financer le fablab uniquement par les contributions de particuliers. Nous voulions afficher des prix les plus bas possibles pour démocratiser le processus créatif, mais ce n’était pas suffisant. Lorsque nous avons compris que le B2B pouvait financer l’ensemble des activités du fablab, notre modèle économique a radicalement changé.
Concernant notre offre pour particulier, nous avons deux adhésions possibles. Si tu as un fichier mais que tu ne veux pas fabriquer la pièce toi-même, nous pouvons la réaliser et nous te facturons le service – coût de l’opération et des matériaux. Si tu veux concevoir ta pièce, tu dois participer à une formation pour savoir utiliser les différents outils et travailler avec les différents matériaux. Nous te facturons l’atelier et l’utilisation des outils, mais à prix réduit.
Et pour finir, l’Éducation. Nous donnons des cours à la MOME, l‘École d’Art et de Design de Budapest mais également dans des écoles. L’Éducation est primordiale car d’un côté tu partages et fais circuler la connaissance, et de l’autre tu construis ta communauté. Si tu veux créer un fablab, tu dois mobiliser une communauté. Le meilleur moyen d’y parvenir est de démocratiser la Technologie par l’Éducation.
« Si tu veux créer un fablab, tu dois mobiliser une communauté. Le meilleur moyen d’y parvenir est de démocratiser la Technologie par l’Éducation. »
Fablab Budapest est un prestataire de services auprès d’entreprises, mais je constate que de nombreuses compagnies créent leur propre fablab, en interne. quelle est ta position par rapport à ce nouveau phénomène ?
Oui c’est vrai, et nous travaillons d’ailleurs avec certains de leurs fablabs. C’est une bonne nouvelle car cela démocratise le concept de fablab. Mais je pense que ces initiatives auront un impact limité. Si les entreprises créent leur propre structure, ce n’est pas dépourvu d’intérêt. Elles donnent l’occasion à leurs employés de développer des projets innovants qui permettront à la marque de rester compétitive. Mais un fablab ne peut pas être une démarche descendante [top-down]. Cela peut marcher, mais pas à long terme car un fablab a besoin d’une communauté pour exister.
Comment le projet pourrait se retrouver fragilisé, voire s’arrêter ?
En ce qui concerne les limites internes, je pense que nous sommes en quelque sorte victime de notre succès car le projet a grossi plus vite que ce que nous pouvons assurer. Nous devons adapter notre structure et grandir parce que nous n’arrivons plus à suivre, nous manquons des opportunités. Il faut repenser notre structure opérationnelle et nos règles internes. C’est pourquoi nous avons besoin de recruter, notamment pour renforcer l’organisation et la gestion du lieu.
Nous devons aussi faire évoluer notre méthode de travail. Nous travaillons tous sur différents projets en même temps. Être multitâche a aussi ses limites. Personnellement, je ne peux plus être efficace partout, je dois me recentrer sur les questions stratégiques du fablab. Les autres employés doivent eux aussi être assignés à un projet en particulier, nous gagnerons en efficacité et en qualité.
Si je devais trouver des points de vigilance dans notre écosystème, ce serait le comportement qu’ont les entreprises avec qui nous travaillons. Chaque entreprise doit être traitée de manière spécifique. Nous sommes donc dépendants de leurs commandes et devons nous réadapter constamment. C’est pourquoi une meilleure structuration nous permettrait de gagner en flexibilité.
Sur quoi te concentres-tu en ce moment ?
Nous voulons créer un réseau de fablabs en Hongrie, je voudrais d’ailleurs ouvrir un second lieu à Budapest. Il sera plus adapté aux besoins des entrepreneurs et des travailleurs indépendants.
Quels sont les apprentissages que tu tires de ton expérience ?
Tu sais, au final l’idée importe peu, seule l’exécution compte. Tu peux être un brillant ingénieur ou un designer très doué, tu n’auras probablement aucun lieu pour t’exprimer ni pas assez d’argent pour acheter les outils nécessaires et louer un atelier. Si l’exécution ne tient pas la route, le résultat ne vaudra rien. L’innovation ouverte a besoin d’un lieu physique pour exister. Nous apprenons beaucoup de choses à l’école mais tu dois t’ouvrir à d’autres champs qui te sont inconnus car en réalité, ce n’est pas suffisant. Un charpentier travaille principalement le bois mais doit aussi savoir composer avec d’autres matériaux comme le métal. Et c’est la même chose pour un architecte, un biologiste, un concepteur d’automobile, etc. Mon souhait est de créer un lieu où des personnes d’horizons différents se rencontrent, échangent et apprennent les unes des autres.
« Au final l’idée importe peu, seule l’exécution compte. »
Une dernière chose : où que tu travailles, tu dois trouver ce qui te rend heureux. J’aime concevoir et lancer des projets, j’avais donc besoin d’un lieu où je pouvais libérer ma créativité. Ici, je gère le fablab mais je travaille également sur mes propres projets, de la menuiserie en ce moment. Je jongle entre résoudre des problèmes complexes de management et faire des actions très simples, comme le travail du bois.
« Où que tu travailles, tu dois trouver ce qui te rend heureux. »
Où trouves-tu ta motivation ?
C’est une bonne question ! J’aime comparer mon travail à un horloger d’une marque de luxe suisse, « luxe » signifiant ici « pure technologie ». Assembler des pièces entre elles ne suffit pas pour former un tout. Même si tu as les ingrédients parfaits et la quantité idéale, tu dois en faire quelque chose. Ce que tu fais et pourquoi tu le fais, c’est ce qui permet à ton projet de fonctionner. Rechercher le bon moyen d’y parvenir me motive beaucoup !
Mon autre source de motivation, c’est de voir les autres agir. Ce n’est pas de la jalousie, je suis juste fasciné de voir toutes ces belles choses dont l’humanité est capable.
« Ma devise pourrait être : “prend du plaisir dans ce que tu entreprends”. »
Si tu devais définir ta vision de la vie en un mot, adjectif ou sentiment…
Je veux passer du bon temps et m’amuser, c’est tout ! Même si tu as un travail stressant et quelque fois ennuyeux, tu peux quand même t’amuser. J’ai beaucoup voyagé, notamment dans des pays pauvres. Les gens que je rencontrais vivaient dans des conditions très dures et pourtant se rejoignaient et dansaient ou chantaient tous ensemble après le travail. Je pense qu’avec notre vie urbaine nous avons oublié comment prendre du bon temps. Nous sommes empêtrés dans notre routine, nous allons au musée, au théâtre ou à des concerts oui, mais nous n’arrivons pas à nous amuser là-bas. Ma devise pourrait être : « prend du plaisir dans ce que tu entreprends ». C’est peut-être mon meilleur conseil pour quiconque à la recherche de sens.