Chers lecteurs, c’est sans doute la première fois que Hulala s’immisce à ce niveau dans le débat public hongrois, mais la lecture d’un article récent publié sur Index portant sur les grèves en France, nous a décidé à franchir le pas. Nous en développons ici les principales raisons et publions la version en français de notre réponse ouverte (en bas d’article). La version hongroise est accessible en cliquant ici.
« La France en flammes », tel est le titre un tantinet dramatisant du papier publié le 26 mai dernier sur Index, sans doute le site d’actualité le plus lu en Hongrie. Le thème de l’article, c’est le mouvement social qui sévit actuellement en France en opposition à la Loi Travail.
« Cette réglementation de fer du travail ne serait pas un si gros problème si nous n’étions pas en 2016 »
L’auteur y décrit la situation avec ces termes : « Pour faire court, le président socialiste François Hollande a décidé d’assouplir un peu le Code du travail fortement critiqué par de nombreux économistes. Celui-ci est un texte de 3500 pages très compliqué, qui offre une protection très forte des employés contre leurs employeurs ». Après avoir présenté les avantages du système social français, d’enchaîner : « Cette réglementation de fer du travail ne serait pas un si gros problème si nous n’étions pas en 2016 (…) La flexibilité du marché du travail français est un thème débattu de longue date par les économistes, et il est difficile de trouver de nos jours des personnes affirmant que les choses fonctionnent bien ainsi ». Selon l’article, même s’il ne faut pas plaindre les Français, lesquels auraient des conditions de vie très confortables, l’assouplissement du Code du travail est nécessaire pour relancer l’offre et doper la croissance, à l’instar des États-Unis ou des pays asiatiques.
Cet article ne serait pas un problème si l’auteur n’avait pas eu la prétention de décrire la situation française de façon complète et presque exhaustive. Or, il faut bien avoir en tête que pour une bonne partie du lectorat hongrois, ce genre d’article installe un véritable biais de compréhension de la situation française, lequel s’inscrit dans plusieurs rhétoriques :
- le discours néolibéral dominant, comme quoi la flexibilité du marché du travail est un préalable à la compétitivité et à la croissance…
- … lequel discours reprend à son compte des considérations culturalistes sur les Français – ce qu’on appelle le French Bashing -, qui consistent à réduire les mobilisations sociales à du folklore et à discréditer tout discours critique. Nous insistons notamment dans notre réponse, qu’il aurait été fort utile de mentionner, même a minima, les propos des opposants au texte, que ce soient les économistes atterrés dont nous avons choisi de reproduire brièvement le point de vue, les syndicats, les initiateurs de la pétition sur Change.org ou encore les youtubeurs d’On vaut mieux que ça.
Par ailleurs, alors que le texte fait son entame sur les blocages et les risques qu’ils font porter sur l’organisation de l’Euro 2016, les illustrations les accompagnant insistent surtout sur la violence des manifestants et n’abordent à aucun moment les nombreux dérapages des forces de l’ordre, que de nombreuses vidéos sur Internet montrent de façon évidente.
Nous sommes profondément convaincus par l’effet souvent désastreux du traitement médiatique de l’actualité de pays étrangers, notamment du point de vue de l’empathie et a minima de l’identification du lectorat aux enjeux abordés. Dans pareille situation, le fait de mentionner les arguments des opposants au texte de loi aurait sans doute permis une meilleure intercompréhension, d’autant que les Hongrois disposent du recul nécessaire sur cette fameuse « inversion de la hiérarchie des normes », élément phare de la refonte du Code du travail voulue et votée par le Fidesz de Viktor Orbán en 2012 (tiens tiens). Vu ses effets sur l’augmentation considérable de la précarité et de la pauvreté dans le pays, il aurait été intéressant d’engager un débat de fond sur ce sujet. Notre contribution, aussi modeste soit-elle, ne vise finalement qu’à servir ce dessein : aider à l’avènement d’un espace public européen.
Version française de notre lettre ouverte
Chers lecteurs,
Nous aimerions vous parler d’un pays de culture ancienne, autrefois grand, aujourd’hui un peu rabougri. Un pays souvent caricaturé, gentiment moqué, toujours incompris. Ce pays – nous sommes sûrs que vous l’avez compris -, c’est la France. C’est la première fois que nous prenons la plume en hongrois pour parler de la France. Nous sommes plutôt habitués à faire l’inverse : parler de la Hongrie en français – ce qui n’est pas une tâche facile. Pardonnez-nous donc par avance cette petite incartade sur vos terres, mais à la lecture d’un récent article paru sur Index.hu, nous nous sommes dits que, vu le traitement médiatique de l’actualité française, ce serait sans doute une bonne chose que certaines choses soient dites.
« La France est en flammes », « le gouvernement veut secouer l’économie », « les Français manifestent pour ne pas travailler plus de 35h ». Sans doute remonté contre des syndicats qui risquent de lui gâcher son championnat d’Europe de foot, l’auteur de l’article prétend expliquer par le menu le pourquoi du comment de la mobilisation. Le message est limpide : « les Français, qu’il ne faudrait donc pas plaindre car riches et occidentaux, se battent pour préserver leurs acquis sociaux, alors qu’on le sait bien, l’économie ne peut que mieux se porter si la loi ne protège pas les salariés ». Selon l’article, le diagnostic est clair comme de l’eau de roche : la France souffre de ses pesanteurs, de ses syndicats, de ces règles qui empêchent les entreprises de licencier comme elles veulent, de délocaliser où elles veulent, de faire plaisir à leurs actionnaires de la façon qu’elles veulent… On croirait lire le Financial Times ou entendre la plaidoirie de ceux qui pensent encore, après la crise financière puis la crise économique, que le capitalisme est vertueux et que c’est le moins disant social qui serait aujourd’hui synonyme des « lendemains qui chantent ».
L’auteur de l’article, s’il voulait vraiment informer comme il le prétend, aurait donc été bien avisé de relayer, même a minima ce que les opposants à cette loi ont à dire. Il aurait pu se cultiver un peu sur la France et les Français, mais aussi et surtout, découvrir, qu’entre l’ultra-libéralisme et le communisme, il n’y a pas que l’illibéralisme, mais un florilège d’alternatives, qui pourraient presque intéresser ceux parmi les Hongrois, qui se battent pour une meilleure école et des salaires décents, qui essayent d’alerter la société sur les conditions déplorables du système de santé, qui travaillent presque gratuitement pour des maires peu scrupuleux dans les villages les plus reculés, qui sont contents lorsque leurs employeurs déclarent toutes leurs heures, qui hésitent longtemps entre bosser avec des horaires décalés, embrasser une carrière dans une multi (entreprise multinationale, ndlr) ou quitter le pays. La situation est-elle si rose en Hongrie pour ricaner sur des gens qui ont simplement décidé de ne pas se laisser faire ?
Parmi ces alternatives, nous mentionnerons seulement ce que disent certains économistes, comme ce groupe auquel appartient Thomas Piketty, l’auteur du Capital au XXIe siècle. Pour ces chercheurs, le gouvernement français, sous la contrainte budgétaire européenne, ne fait que prolonger une politique de précarisation dont l’efficacité n’a jamais été démontrée sur le plan de la création d’emplois. Selon eux, ce qui compte, c’est le taux de productivité horaire, lequel ne peut s’obtenir que si les conditions de travail sont de qualité (à ce titre notons que loin des clichés, la « France des 35h », à la productivité horaire la plus importante des autres pays européens), mais aussi des carnets de commande remplis, ce qui nécessite d’investir dans des secteurs porteurs, comme les énergies propres, des modes de transports alternatifs, de la manufacture de pointe, lesquelles décisions prises à Berlin expliquent en partie la santé économique allemande. Pour ces économistes, l’alignement par le bas de la protection des salariés ne peut conduire qu’à un creusement durable des inégalités, ce qui est loin d’être le soucis du patronat et de la finance.
Le problème numéro un en Europe, ça n’est ni « l’invasion musulmane », ni le « trop d’Etat », obsessions respectives de vos leaders de droite et de gauche. Se chicanant souvent, ils s’accordent sur un point : négliger le sort de ceux qui travaillent ou aimeraient travailler. Le problème numéro un en Europe, c’est bien l’offensive sans précédent des marchés pour déréguler, mettre au pas les protections collectives, organiser le dumping social pour mettre en concurrence les travailleurs. Les Français ne sont pas isolés dans leur combat ; la preuve, ce ne sont pas les premiers à avoir réagi. Pourquoi d’autres mouvements qui ont marqué la société européenne dans l’histoire récente, comme Podemos en Espagne, Syriza en Grèce n’ont pas suscité de plus ample débat au sein de la société hongroise ? Pourquoi la montée en puissance de leaders tels Jeremy Corbin au Royaume-Uni ou Bernie Sanders aux Etats-Unis ne provoque chez vous aucune réaction ? Pourquoi les négociations transatlantiques ou la question de l’Europe sociale ne sont pas davantage appropriés par l’opinion publique ?
En France, ce mouvement de fond de la société se traduit par des mobilisations d’un genre nouveau : Nuit debout. Depuis fin mars, à Paris mais aussi dans de très nombreuses villes de province, des gens de tous horizons se réunissent pour parler politique, débattre de leur avenir, imaginer des alternatives. Alors que notre pays a été frappé par plusieurs attentats dans la période récente, cette façon de s’approprier les rues et les places est salutaire. Alors que nos responsables politiques ont choisi de relayer le discours de l’extrême-droite, la jeunesse française choisit de sortir par le haut, en montrant qu’elle sait faire société. Ici en Hongrie, les forces vives quittent le pays et face à Orbán, le seul projet de société porté par l’opposition parlementaire, c’est le droit de consommer le dimanche…
Chers lecteurs, chers amis, chers concitoyens européens, pardonnez donc notre ton un peu provocateur, mais c’est notre façon à nous de nous exprimer lorsque nous sommes en colère contre des gens qu’on aime. Comprenez-nous un peu, il est difficile de ne pas s’agacer devant la légèreté du traitement de sujets qui nous paraissent cruciaux pour notre pays, alors que pendant ce temps là, nos amis font face au déchaînement sécuritaire du gouvernement, lequel utilise les moyens extraordinaires de la lutte antiterroriste pour réprimer les manifestants, et passe en force dans une Assemblée nationale, où une large partie de sa majorité ne le soutient plus.
Souvent, les Hongrois estiment légitimement être caricaturés dans les médias étrangers, et généralement mal compris dans leur singularité. Alors, nous vous en supplions, ne portez pas aux autres le même genre de coups que trop souvent
l’on vous porte. Allez, sans rancune ?