Dans la Hongrie de Marcelo Cake-Baly : bons papiers, mauvaise couleur

Marcelo Cake-Baly est l’acteur principal du film hongrois Le Citoyen, sorti en janvier 2017. Enfant-soldat en Guinée, conducteur de tramway en Hongrie, entre deux cultures, il raconte son combat pour devenir un Hongrois à part entière et trouver sa place.

Cet article a été publié sur la page Facebook du Budapest Kultur Lab, sur laquelle vous pouvez retrouver toutes les productions des étudiants du master 1 de l’Institut de journalisme de Bordeaux-Aquitaine (IJBA), en immersion à Budapest du 8 au 16 mai 2017.

Marcelo arbore un grand sourire. Classe dans son costume de travail blanc et noir, il présente volontiers son bureau vétuste, niché au premier étage d’un immeuble face à la station « Mester utca ». C’est ici qu’il passe ses journées depuis 15 ans, à surveiller le trafic des tramways lorsqu’il n’est pas en train d’en conduire un. Seul le bruit de la minuscule télé qu’il s’est offert pour tromper l’ennui comble le silence.

© Aurore Esclauze

Difficile pour Marcelo de se replonger dans ses souvenirs d’enfance au combat dans les tranchées guinéennes alors qu’il est en plein centre de Budapest. Pourtant, c’est dans une Afrique déchirée par la guerre qu’il a grandi. Il extirpe de son placard croulant sous les papiers administratifs un vieux livre illustré, Guinée-Bissau. « C’était moi, ça ». Sur la photo, un jeune garçon marche au pas au milieu de ses camarades, avec pour seul vêtement un treillis militaire. C’est Marcelo, qui a été recruté de force dans l’armée pendant la guerre pour l’indépendance à l’âge de 13 ans. La moitié de son temps a alors été consacrée à ses révisions pour le bac, l’autre moitié au combat sur le front. Sur les pages du livre qu’il feuillette, des femmes en tenue traditionnelle, des chants, des danses, des plats colorés. Marcelo sourit avec nostalgie.

A 18 ans, Marcelo quitte la Guinée. Il avait le choix : aller en Hongrie pour ses études supérieures ou attendre que des places se libèrent en Allemagne de l’Est. La guerre l’épuise, il ira donc en Hongrie. A son arrivée, tout est dépaysant, presque grisant. « Les socialistes refusaient toute forme de racisme. Je me sentais totalement à ma place ». Dans son dortoir au douzième étage de la cité étudiante, il sympathise très vite avec sa colocataire Hongroise. Il réussit au bout d’un an l’examen linguistique qui lui permet d’atteindre le précieux sésame de l’université. Marcelo est heureux : il commence des études en économie et se passionne pour ce qu’il apprend.

La désillusion commence

Vite, l’enthousiasme des débuts fait place à la déconvenue. « Je savais que le diplôme d’un pays socialiste ne valait pas grand-chose à l’époque. » Master d’économie en poche, il décide de rejoindre la Belgique pour obtenir une qualification plus valorisée. Mais là-bas, la vie s’avère difficile. S’il est content d’apprendre quelques rudiments de français, il est aussi obligé de travailler illégalement pour réussir à manger plusieurs fois par jour. Il enchaîne les petits boulots, fait la plonge tard le soir dans les restaurants et le ménage chez des particuliers. Marcelo hausse les épaules. « Je commençais à être vraiment fatigué. Mes notes étaient en chute libre. » Au bout d’un an, il abandonne. A son retour en Hongrie, il entame un doctorat d’économie et se marie.

© Aurore Esclauze

« Je n’étais pas Hongrois »

Le seul papier d’identité de Marcelo était un titre de séjour pour étudiant étranger. Une fois ses études terminées, il se retrouve clandestin. Heureusement, il trouve un bon poste dans une banque. La chance lui sourit : il gagne bien sa vie et a de quoi faire vivre sa famille agrandie par la naissance de deux enfants. Mais nous sommes en 1989, le rideau de fer tombe. Sans nationalité hongroise, avec le basculement politique, il n’a plus le droit de travailler. Il est licencié.

Commence alors un long parcours du combattant pour obtenir la nationalité hongroise. « J’ai rempli des centaines de papiers administratifs, constitué des dizaines de dossiers. » Mais il y a un problème : pour devenir hongrois, il faut posséder un bien immobilier. Et pour posséder un bien immobilier, il faut être hongrois. Une impasse dont il n’arrive pas à se sortir, d’autant plus qu’il échoue plusieurs fois à l’examen de citoyenneté sur l’histoire de la Hongrie et sa constitution. « J’ai voulu retourner en Guinée pour voir si la vie serait mieux là-bas pour ma famille ». Son aller-retour sera rapide : dans son pays d’origine, la situation est bien pire.

Marcelo, si jovial d’habitude, se rembrunit. « Qu’est-ce que je pouvais faire ? J’ai cherché un travail pour nous nourrir. » Il devient employé de la municipalité, dans l’immobilier, dans tous les domaines qui ne demandent pas la nationalité hongroise. « Je n’étais jamais bien placé. Il y avait toujours un blanc au-dessus de moi pour me donner des ordres. »

Hongrois, mais toujours étranger

Trois ans. Il aura fallu trois ans pour enfin recevoir ce morceau de papier prouvant qu’il est Hongrois. Marcelo esquisse un sourire « j’étais content pour ma famille, nous avions enfin droit à des aides sociales ». Il se met à chercher activement du travail dans le domaine économique. Chaque jour, il envoie des CV, rédige des lettres de motivations. Victoire, on l’appelle pour des entretiens. Mais une nouvelle fois, il déchante. « Dès que j’arrivais, ils me riaient au nez. Et finissaient par me dire qu’il n’y avait pas de place pour moi. » Une carte d’identité ne suffit pas pour s’intégrer. « Dans les yeux des autres, rien n’avait changé. Ma couleur de peau était toujours la même. » Marcelo hausse les épaules. Et affirme qu’encore aujourd’hui, aucun Africain diplômé en Hongrie ne travaille à un poste qui équivaut à ses qualifications.

Humiliation et déception

Pendant deux ans, il attend désespérément un revirement de situation. Mais aucun employeur ne le rappelle. « J’ai dû me rendre à l’évidence : je n’aurai jamais un travail que j’aime. Parce que je suis noir. » Marcelo accepte la situation contrecœur. Il hausse encore une fois les épaules. « J’ai tenté la formation de conducteur de tramway. Voilà où j’en suis aujourd’hui ! » Il balaye d’un grand geste ce qui l’entoure depuis 2004. Les panneaux de contrôles, où il appuie sur un bouton de temps en temps. Les écrans de surveillance, sur lesquels ses yeux sont rivés. Le téléphone, qui sonne lorsqu’une rame ne démarre pas. « J’ai fait la paix avec mon destin, j’ai accepté. Je sais que ce n’est pas ma faute, mais celle des circonstances. »

© Aurore Esclauze

« Je me sens Hongrois mais je serai toujours un migrant »

Même aujourd’hui lorsqu’il présente sa carte d’identité, les gens s’étonnent qu’il soit Hongrois. L’année dernière, il est retourné voir son petit frère en Guinée. Ironie du sort, à l’aéroport, les douaniers l’ont considéré comme un touriste. Marcelo préfère le prendre avec le sourire. « Je suis un étranger partout. Mais mes enfants eux, sont Hongrois. Je les ai élevés dans cette idée. Le seul moment où ils sont Guinéens, c’est lorsque je me réunis avec mes amis et qu’on cuisine les plats épicés de notre enfance. »

Récemment, le réalisateur Roland Vranik a interpellé Marcelo à la sortie de son travail. « Il m’a dit qu’il me voulait pour le rôle principal de son prochain film, Le Citoyen (Az állampolgár). Je me suis reconnu dans le personnage, donc j’ai accepté tout de suite. » L’histoire de la bataille d’un migrant Africain pour devenir hongrois. Un scénario fait pour Marcelo, surtout depuis que 80% des Hongrois se disent hostiles aux migrants. « Ce film, c’est une petite pierre à l’édifice, qui, j’espère, pourrait contribuer à changer les mentalités en Hongrie et en Europe. »

Pour Marcelo aujourd’hui, rien n’a changé, si ce n’est un mot de plus sur sa carte d’identité. Il sait qu’il n’a aucun avenir en tant qu’acteur noir en Hongrie. Mais il a bon espoir pour un rôle à l’international. Retrouvant sa bonne humeur, il éclate de rire en repensant au moment où il s’est vu pour la première fois en tête d’affiche dans la rue, alors qu’il était aux commandes de son tram. « Je suis fier d’avoir relevé ce défi, moi qui n’avait jamais joué de ma vie. » Sa femme aussi est très fière. Elle promet que s’il joue aussi bien dans un deuxième film, elle ne l’appellera plus jamais Marcelo. Mais « Monsieur l’artiste. »

Aurore Esclauze

Journaliste