Famille, excès et artefacts : entretien avec Jan P. Matuszyński autour de The Last Family

Jan P. Matuszyński est un cinéaste polonais. Après avoir réalisé le documentaire Deep Love en 2013, il signe à présent un film de fiction basée sur la vie du peintre Zdzisław Beksiński, et située dans la Pologne des années 1970 et 1980 : The Last Family [Ostatnia rodzina]. À l’occasion de la sortie du film en France ce 17 janvier, Mathieu Lericq a rencontré ce jeune réalisateur prometteur lors de son passage à Paris[1]Propos recueillis le 12 janvier 2018 à la Galerie Roi Doré..

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Le cinéaste Jan P. Matuszyński. DR Crédit : Mathieu Lericq 2018

Si on jouait au jeu des sept familles, cela donnerait : « Dans la famille Beksiński, je voudrais Zdzisław, le père (qui n’est autre qu’un peintre célèbre), Zofia, sa femme aimante, Tomasz, son fils suicidaire, et deux grands-mères séniles. » Et, dans le cas où chaque carte du jeu devenait un élément de la trame scénaristique d’un film, et où vous placeriez ces personnes dans l’espace exigu d’un immeuble dans la banlieue proche de Varsovie à la fin des années 1970, vous obtiendrez le point de départ du premier long métrage de fiction de Jan P. Matuszyński : The Last Family. Nourrissant un réalisme méticuleux d’une constante ironie tragique, cette œuvre étonne d’abord, puis fascine. Sans doute à cause de la puissance narrative de chaque trajectoire suivie, de la justesse du jeu des acteurs (Andrzej Seweryn en tête), mais également de la déstabilisante relation au monde entretenue par l’artiste — en effet, Zdzisław Beksiński filme tout à l’aide d’une caméra vidéo, même les enterrements et les disputes intimes. C’est en tous cas sous le signe de la vie de famille et de ses excès que se construit l’intrigue, laissant au spectateur la tâche d’interroger le sens qui se cache derrière les faux hasards servant une œuvre pour le moins déroutante.

Mathieu Lericq : Alors que vous vous intéressiez à la vie et à l’œuvre de Zdzisław Beksiński (1929-2005), vous avez découvert que votre compatriote Robert Bolesto avait déjà écrit un scénario sur la trajectoire de ce peintre très célèbre en Pologne. Vous avez, par la suite, retravaillé ce premier jet ensemble pour aboutir à la version que vous souhaitiez.

Jan P. Matuszyński : En effet.

Pendant ce processus de préparation, quelles ont été les sources les plus précieuses pour vous ? Car Beksiński a laissé de nombreuses traces : ses toiles bien sûr, mais aussi des entretiens écrits et filmés, des journaux écrits et vidéographiques, des nouvelles, des dessins graphiques…

Le scénario de Robert Bolesto a probablement été le premier matériau à partir duquel j’ai pu travailler. Toutes les ressources que vous mentionnez, Bolesto s’en était lui-même servi pour écrire. Elles engageaient l’écriture vers autre chose qu’un simple récit. Ce scénario traitait du peintre et de ses proches, mais cela se focalisait vraiment sur les rapports familiaux. Cela m’intriguait vraiment qu’il ait écrit un scénario sur cette histoire. Ce qui me plaisait surtout, c’est que l’action se passait dans l’espace de deux appartements. À la première lecture, j’ai su que c’était bien plus que raconter la vie d’un peintre. Si je veux répondre plus précisément à votre question, la source la plus importante fut l’ensemble des cassettes VHS enregistrés par Beksiński lui-même. Évidemment, quand on parle d’un peintre dans un film, on s’attend à utiliser les toiles comme références visuelles. Mais ici, on a fait le contraire.

Que cela signifie concrètement de « faire le contraire » ?

The Last Family est sans doute le film sur un peintre où il y a le moins de références picturales. On a plutôt été inspirés par le journal vidéographique de Beksiński. Ces images montrent la famille telle qu’elle a vécue, sans aucun filtre. Toutes les décisions esthétiques prises lors de la préparation du film ont été guidées par ces sources. Les plans-séquences notamment sont comme une réponse aux longs plans filmés par le peintre. La facture documentaire des plans que nous avons tournés est similaire : ces plans montrent l’ensemble de la situation, avec tous les personnages. En tant que spectateur, on peut ainsi décider ce sur quoi on veut se focaliser. Le champ reste ouvert. De plus, nous avons refait fidèlement les plans en VHS de Beksiński, c’est-à-dire muni d’une caméra VHS.

Avez-vous utilisé d’autres sources pour préparer le tournage ?

Cela concerne surtout les acteurs. J’ai sélectionné les comédiens très en amont du tournage. On a passé quasiment un an pour préparer chacun des rôles. Je souhaitais que le scénario puisse être modifié tout au long du processus. Le chef opérateur, Kacper Fertacz, et la cheffe déco, Jagna Janicka, ont également participé à ce processus de mise en forme. Les deux appartements ont été reconstitués en studio, grâce aux archives. On a essayé de les rendre aussi réels que possible. On a également créé le story-board de l’ensemble du film. Je voulais avoir une conscience précise de ce qui allait être tourné, à chaque étape du tournage. 95% de ce qui est dans le story-board correspond aux plans dans le film terminé.

Avant-première au cinéma Luminor, le 12 janvier dernier. Crédit : Mathieu Lericq 2018.
Au milieu de toutes ces archives, avez-vous pensé à un quelconque moment que la forme documentaire était plus appropriée ?

Bien sûr, avec ces tonnes d’images VHS, il était naturel de penser faire un film documentaire. En fait, au début, mon idée était de faire un film qui soit à la fois documentaire et fictionnel. Mais on n’a pas vraiment eu le temps de faire une sélection des images d’archives. On voulait se concentrer sur une seule chose et pas sur la totalité de ce qui avait été filmé par le peintre. En outre, Marcin Borchardt préparait un documentaire sur la famille Beksiński : Beksinscy. Album wideofoniczny [Les Beksiński. Album vidéophonique, 2017].

Andrzej Seweryn parvient à se glisser dans la peau de Zdzisław Beksiński de façon confondante. Comment avez-vous travaillé avec les acteurs ?

L’important, pour moi, c’était que les trois acteurs travaillent en même temps : Andrzej Seweryn, Aleksandra Konieczna et Dawid Ogrodnik. Je me suis rendu compte qu’il ne s’agissait pas de trois rôles principaux, c’était plus que ça. La chose que nous devions accomplir ensemble, c’était de construire une famille. Il fallait construire les relations entre les trois. Il semble que cela a été un défi non seulement pour moi, mais aussi pour chaque comédien. Il est extrêmement rare pour un acteur de se préparer à un rôle avec tant de sources disponibles sur la personne réelle. Lorsque j’ai choisi les acteurs, j’ai tenté d’avoir trois profils bien distincts en termes de méthodes. Plus concrètement, on a longuement repris ensemble chaque séquence, on a étayé chaque partie de l’histoire. Je leur ai transmis à chacun un disque dur avec une matière archivistique conséquente : ils pouvaient s’en servir, mais ils n’étaient pas contraints de le faire. Je sais que le processus artistique de chaque comédien est unique. Les trois acteurs m’ont d’ailleurs posé des questions différentes. Mais je ne souhaitais pas les prendre par la main et les amener quelque part. J’étais plutôt comme un coach. J’ai un grand respect pour la liberté de chaque personne.

Avez-vous été surpris pendant le tournage par l’un ou l’autre des acteurs ?

C’est difficile à dire. Je leur avais dit dès le début qu’il leur fallait accomplir quelque chose d’unique pour ce film. Dans cette perspective, ils devaient me surprendre. Ils attendaient aussi beaucoup de moi. Par exemple, avec Andrzej Seweryn, nous avons beaucoup parlé des nouvelles écrites par Zdzisław Beksiński à la fin des années 1960. Ces nouvelles n’ont pas de rapport avec le film. Mais elles ont nourri intellectuellement mon rapport avec l’acteur. J’aime bien créer un cercle de discussions à plusieurs niveaux pendant la préparation d’un film. Et puis, je voulais permettre l’émergence d’une osmose entre tous les membres de l’équipe.

« La famille Beksiński me semblait significative. J’aimais le fait que ce soit une famille totalement barrée, et parfaitement normale. »

À la première lecture du scénario, avez-vous instantanément aimé les personnages ?

Lorsque j’ai lu le scénario de Bolesto pour la première fois, j’ai été intrigué par leur singularité. La famille Beksiński me semblait significative. J’aimais le fait que ce soit une famille totalement barrée, et parfaitement normale. Je me répète peut-être, mais je n’ai jamais pensé aux personnages comme trois personnages distincts. Le défi était de rendre compte de cette famille, de ce monde, dans une seule œuvre. Pour ça, il fallait avoir un rapport distancié à l’égard des tableaux, car ce monde est gris et les toiles sont très colorées. Ceci dit, j’ai l’impression que ce qu’il peint, c’est ce que Beksiński voit à travers la fenêtre de son atelier.

Mais n’avez-vous jamais ressenti de la révulsion face aux membres de la famille Beksiński ? Ou bien était-ce seulement de l’empathie ?

Il était nécessaire que ce soit de l’amour. Je devais les aimer. C’était la seule option. Je devais les suivre. Dans le cas contraire, il aurait été impossible de faire un tel film. Il me fallait comprendre la trajectoires des trois personnages, et les archives m’y ont aidé. C’était pour moi comme une étude de cas. Je crois que c’est l’expression adéquate.

D’ailleurs, la mise en scène semble se détacher de l’univers du peintre. Il semblerait que vous développiez une forme d’ironie tragique pour montrer la vie de cette famille.

L’une des raisons qui m’a poussé à retirer le plus possible la présence des tableaux dans le film était ma suspicion à l’égard de la rumeur qui circulait : la famille Beksiński serait maudite. Et les toiles seraient comme à l’origine du sort qui s’est abattu sur cette famille. Ceci rejoint un problème plus contemporain : cela concerne aussi la façon de ne lire que les titres des journaux, tout en évitant de lire l’article sophistiqué qui peut faire plusieurs pages. Les choses ne sont jamais aussi simples que ce qu’annonce le titre d’un article de journal. Pour revenir aux Beksiński, je voulais rendre compte du fait qu’il formait une famille comme on pourrait tous en avoir. Tout le monde connait un membre de sa famille qui a des idées bizarres. Il m’arrive aussi d’en avoir moi-même.

J’aimerais évoquer la « grisaille » qui semble filtrer votre perception du passé communiste. Dans le dernier film de Tomasz Wasilewski, United States of Love (Zjednoczone stany miłości, 2016), cette grisaille est également omniprésente, bien que ce film se situe dans une ville de la province polonaise en 1990. Pourquoi avoir dépeint la période des années 1970 et 1980 de cette façon ?

Parce que c’était comme ça.

Vous êtes né en 1984. Vous souvenez-vous de cette « grisaille » ?

C’est un peu plus coloré à présent. Mais je ne perds pas de vue que cela peut redevenir gris à nouveau. La dernière chose que je voudrais faire, c’est de juger telle personne ou telle période de l’histoire. Désormais, je travaille sur un nouveau projet de film qui se situe dans les années 1980, plus précisément sur un événement qui s’est déroulé en 1983. C’est-à-dire un an avant ma naissance. Pour moi, c’est une sorte de redécouverte de l’histoire polonaise. J’ai envie de découvrir par moi-même comment c’était. Je n’apprécie pas toutes les interprétations qui sont faites de cette période. Il ne s’agit pas seulement des livres d’histoire, mais aussi de la façon dont les autorités publiques parlent de cette époque. J’aimerais témoigner de cela pour moi-même. Dans le cas de The Last Family, je n’ai pas traité d’aspects sociaux. Il s’agissait de traiter du cas de la famille Beksiński, qui a vécu à cette époque. Le fait que Tomasz Beksiński ait participé dans les années 1980 à l’intégration de nouveaux styles musicaux venus de l’Ouest en Pologne était un élément important, et plutôt heureux.

The Last Family
Cette focalisation sur l’intimité familiale peut amener à comparer votre démarche avec celle de Krzysztof Kieślowski dans sa série du Décalogue (1988). D’autant que la série se situe dans une barre d’immeuble à Varsovie. Aviez-vous cette référence en tête pendant la production de The Last Family ?

Oui, il s’agit en fait d’un voisinage ! (Rires.) Pour ce qui est des références visuelles, on a puisé dans la filmographie de Kieślowski : le Décalogue [Dekalog, 1988], mais surtout L’Amateur [Amator, 1979], à cause du personnage principal qui est muni d’une caméra. C’est quelque chose qu’on doit avoir en tête : si l’on parle de la grisaille de cette période, on ne remarque pas ça dans le Décalogue. Plus précisément, on voit cette grisaille mais elle n’est pas si triste. Et j’aime ça. C’est pourquoi je me réjouis davantage de la comparaison avec le Décalogue qu’avec le film de Tomasz Wasilewski, car ce dernier montre un univers à l’atmosphère complètement affligée.

Voici ma dernière question. Dans The Last Family, vous montrez la vie d’un homme qui crée librement sur le plan artistique, sans que le pouvoir politique n’intervienne directement. Dans le contexte de la Pologne actuelle, dans lequel le pouvoir politique fait preuve d’ingérence dans les institutions culturelles, et dans celles du cinéma en particulier, pensez-vous pouvoir rester libre en tant que cinéaste dans un pays dirigé par le parti Droit et justice (PiS) ?

(Silence.) Je l’espère. Je ne sais pas, nous verrons comment ça évolue. Je développe actuellement un prochain projet de film qui a bien plus d’éléments polémiques que dans le précédent. Nous traversons une période où le PISF [Institut du Film Polonais] continue de produire de belles choses. Quand on regarde ce qui a pu être produit ces quatre dernières années, on peut voir que les films polonais sont très présents dans les festivals internationaux. Ida [de Paweł Pawlikowski] a même gagné un Oscar.

Mais les choses ont vraiment changé en octobre 2015, lorsque les élections ont été dominées à nouveau par le parti PiS.

Oui, la situation politique a changé un peu les règles de la façon dont fonctionne le travail culturel en Pologne. Cela a touché le monde du théâtre et d’autres domaines.

Cela touche le cinéma aussi, puisque Magdalena Sroka a été récemment débarquée par le ministre de la Culture alors qu’elle menait son mandat. Radosław Śmigulski a été nommé à sa place.

Je dois me faire ma propre idée. Je ne veux pas dire banalement que la situation est mauvaise. Beaucoup de gens ne savent pas que le parti au pouvoir actuellement, c’est justement celui qui a créé le PISF[2]Cette affirmation est contestable, puisque l’homme qui a fondé le PISF est Waldemar Dąbrowski. Ministre de la Culture entre 2002 et 2005, Dąbrowski est un homme politique indépendant, et a été nommé à ce poste par le social-démocrate Leszek Miller. Le Parti PiS, gouvernant à partir de sa victoire aux élections de 2005, entérine seulement la création (déjà prévue) du PISF.. Donc les choses ne sont pas si simples. Mais la situation politique est également très tendue dans l’ensemble des pays européens. La Pologne est dans l’Union européenne, et j’espère que cela ne changera pas. Je réserve quelques craintes envers ce qui se passe, mais je ne suis pas encore en panique.

https://courrierdeuropecentrale.fr/evenement/sortie-francaise-de-the-last-family/

Notes

Notes
1 Propos recueillis le 12 janvier 2018 à la Galerie Roi Doré.
2 Cette affirmation est contestable, puisque l’homme qui a fondé le PISF est Waldemar Dąbrowski. Ministre de la Culture entre 2002 et 2005, Dąbrowski est un homme politique indépendant, et a été nommé à ce poste par le social-démocrate Leszek Miller. Le Parti PiS, gouvernant à partir de sa victoire aux élections de 2005, entérine seulement la création (déjà prévue) du PISF.
Mathieu Lericq

Membre de Kino Visegrad

Membre de Kino Visegrad. Enseignant et chercheur en études cinématographiques à Sorbonne Université. Spécialiste des cultures visuelles d'Europe centrale.