Dans une Tchéquie où les énergies renouvelables peinent encore à convaincre, Litoměřice, en Bohême du Nord, fait figure d’exception avec un projet unique de géothermie qui voudrait bien lancer une révolution énergétique au niveau national.
Litoměřice, envoyé spécial – « Savez-vous quelle proportion de la planète a une température de plus de 1000 degrés? », me demande d’emblée Pavel Gryndler, directeur du département de l’environnement de la ville, les yeux brillants. « 99%! », répond-il avant que je ne puisse y aller de ma propre estimation. « La terre est une source d’énergie infinie », s’exclame-t-il avec enthousiasme.
En prenant ses fonctions dans les années 1990, le biologiste de formation voulait débarrasser Litoměřice de la pollution causée par le charbon, qui rendait l’air irrespirable. Mais il comprenait que son remplacement par le gaz n’était pas une solution idéale. Déjà à l’époque, il savait que les prix augmenteraient, en plus de rendre le pays dépendant d’importations énergétiques.
Un géologue lui parle alors de la géothermie, lui révélant que Litoměřice bénéficiait d’un emplacement privilégié. « Naïvement, je suis allé expliquer tout ça au maire en pensant que ce serait chose faite, mais il m’a écouté puis il m’a vite remballé », raconte-t-il en riant.
Après un long travail d’information des autorités, notamment en faisant valoir certains projets à l’étranger, dont le projet pionnier de Soultz-sous-Forêts en Alsace, M. Gryndler a enfin réussi à convaincre le maire de la ville, Ladislav Chlupáč. Bien que membre du principal parti de droite ODS, qui est peu porté sur l’environnement, et même parfois climato-sceptique, M. Chlupáč a décidé de miser sur les énergies renouvelables pendant ses deux décennies aux commandes de la ville.
En plus de lancer des essais sur la géothermie, notamment avec un premier puits de 2 111 mètres de profondeur achevé en 2007, la mairie a été l’une des premières à se lancer dans l’installation de panneaux solaires sur ses bâtiments. Alors que le gouvernement national négligeait complètement ces technologies, Litoměřice a même cofinancé l’installation de panneaux chez les particuliers.
Le nouveau maire garde le cap
Dans le beau bâtiment Renaissance où loge la mairie, dans une salle voûtée ornée de fresques, le nouveau dirigeant de la ville depuis 2022, Radek Löwy du parti ANO, assure qu’il maintiendra le cap. Flanqué du maire-adjoint Petr Panaš et de Tomáš Sarnovsky, conseiller municipal et président de la compagnie d’énergie municipale, M. Löwy explique au Courrier d’Europe centrale qu’il a toujours soutenu les efforts de son prédécesseur.
« Quand j’étais dans l’opposition, j’étais contre les investissements municipaux dans la géothermie, car c’est au-delà de nos capacités financières, mais je soutiens le projet », raconte M. Löwy. Son adjoint M. Panaš explique que le projet géothermique actuel est couvert à presque 100 % par des fonds européens, ce qui arrange évidemment la mairie.
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Alors que la ville a promis des miracles avec la géothermie pendant des années, sans livrer la marchandise, la nouvelle direction se veut plus prudente. « Le projet d’étude durera jusqu’en 2027, et après on verra », explique le maire, qui dit comprendre la désillusion de certains habitants.
« Nous pensons que la géothermie pourrait produire de 5 à 10 MW d’énergie, mais c’est une estimation pessimiste », explique M. Sarnovsky, des chiffres qui sont effectivement bien en-deçà des projets initiaux, qui promettaient 40-45 MW et l’autonomie énergétique de la ville.
Un chemin semé d’embûches
Ces retards et ces promesses brisées, M. Gryndler les explique par le manque de soutien gouvernemental, la frilosité des banques et le fardeau bureaucratique. « Il faut aussi dire que le forage n’est pas sans ses incertitudes, admet-il, d’ailleurs on dit que la géologie est un peu comme la théologie. »
Malgré l’expérience réussie du premier puits de plus de deux kilomètres, foré en 2007, la ville n’a pu récolter les fonds nécessaires pour aller de l’avant. « Nous avons quand même eu des subventions à droite à gauche pour maintenir le projet en vie, nous avons tenu notre bout », dit M. Gryndler.
En 2021, le projet géothermique a été relancé par une subvention de quelque 50 millions d’euros venant du Fonds pour une transition juste de l’UE, qui aide les régions houillères comme celle d’Ústí, dans laquelle se trouve Litoměřice. Certes, l’argent est dédié à un projet d’étude, et non pas à la réalisation complète d’une centrale géothermique, mais la ville profitera des infrastructures mises en place grâce aux fonds.
Derrière de vieilles casernes, le futur
Depuis la place centrale, Antonín Tym, géologue de l’Université Charles (Prague) et directeur du centre d’étude de géothermie de Litoměřice, m’emmène vers les casernes de l’époque austro-hongroise. C’est là que le premier forage a eu lieu et que les autres suivront.
En plus de la mairie et l’Université Charles, l’Université technique tchèque, l’Université J. E. Purkyně d’Ústí nad Labem et l’Institut de géophysique de l’Académie des Sciences font partie du projet de recherche financé par l’UE.
Entre les vieux bâtiments des casernes et le centre de recherche flambant neuf, M. Tym me montre où seront forés les différents puits et où seront posés les panneaux solaires. Il pointe la cheminée de la centrale de chauffage, à 600 mètres de là, qui pourra être partiellement alimentée par ces nouvelles technologies, réduisant ainsi sa consommation de charbon.
« Nous aurions besoin de plus de puits pour faire une véritable centrale, mais il s’agit d’une étude, donc nous allons tenter plusieurs approches et différentes combinaisons de sources pour voir ce qui fonctionne le mieux », explique le géologue dans son bureau, en me montrant les plans.
Injection de l’eau en profondeur, emmagasinage d’énergie dans la terre, combinaison entre panneaux solaires et géothermie, production d’hydrogène vert : pour cela il faudra environ quatre-vingts puits d’une profondeur allant de 100 mètres à 4 kilomètres.
En plus d’utiliser la chaleur naturelle du sous-sol terrestre, M. Tym explique qu’il est possible d’emmagasiner la chaleur abondante en été, la conserver dans le sol et l’utiliser pendant l’hiver. Il faudrait cependant adapter les quelques milliers de centrales de chauffage tchèques et leurs réseaux, un défi qui n’est pas des moindres.
« Le secteur du chauffage utilise du charbon, puis maintenant de plus en plus de gaz, mais les prix ont bondi récemment et ils se rendent enfin compte que c’est un cul-de-sac, alors que nous le savions et le disions depuis le début », raconte M. Tym.
Il se dit déçu de voir que même la nouvelle invasion russe et la crise énergétique qu’elle a provoquée n’ont pas été le coup de pied au derrière nécessaire pour une véritable révolution énergétique. « L’État est terriblement lent, il ne s’est rien passé », se désole-t-il.
Méfiance et résistance au changement
Le développement de la géothermie, et des énergies renouvelables en général, représente certes un défi technique, mais aussi un enjeu de mentalité, selon les interlocuteurs. M. Gryndler pousse un long soupir : « Il faut sans cesse expliquer aux gens et c’est dur de leur faire parvenir l’information. »
Pour convaincre la population, sceptique de la capacité du soleil de produire de la chaleur en hiver, la municipalité a organisé des démonstrations en pleine rue, comme celle d’une poêle alimentée par des miroirs captant les rayons solaires. « Mais certaines personnes sont d’une telle méfiance, se remémore M. Gryndler, une dame s’est mise à chercher un câble caché et a même mis sa main dans l’huile bouillante. » « Les gens d’ici n’aiment pas les nouveautés », conclut-il.
Même son de cloche du côté de M. Tym, qui rappelle tout de même que le scandale de subventions démesurées aux panneaux solaires fin des années 2000 a créé une caste de ‘barons du solaire’ et miné la confiance des Tchèques envers les énergies renouvelables.
« C’est une caractéristique typiquement tchèque : ‘On attend et on verra’ », déplore M. Tym, qui voit que même en Hongrie, en Slovaquie et en Pologne, la géothermie prend son envol, alors que la Tchéquie est un des cancres de l’Europe en ce qui a trait aux énergies renouvelables. « Nous pourrions déjà avoir 20-25% d’électricité venant de sources vertes, mais nous avons pris 15 ans de retard, et maintenant notre électricité est plus chère qu’ailleurs », résume-t-il la situation.
Verdir et fleurir
À la mairie, on assure aussi que la ville maintiendra la promesse de réduction des émissions de gaz à effet de serre décrétée par l’administration précédente : 20% entre 2012 et 2030. Un objectif qui n’est peut-être pas si ambitieux, mais qui se démarque des autres municipalités tchèques, qui ignorent parfois complètement l’enjeu climatique.
Panneaux solaires sur tous les bâtiments municipaux, éclairage public ‘vert’, flotte électrique de véhicules municipaux, hausse de l’efficacité énergétique des bâtiments, transports en commun gratuits, reboisement, énumère toutes les mesures M. Sarnovsky.
Celui-ci espère que la nouvelle loi sur l’énergie communautaire, une directive européenne que la Tchéquie a implémenté avec deux ans de retard, aidera la ville dans ses efforts. « Pour la ville, chaque projet d’installation solaire est un processus complexe, la bureaucratie est énorme, les délais sont insensés, beaucoup d’étapes pourraient être numérisées », se plaint M. Sarnovsky.
À terme, la direction de la ville rêve d’une ville propre et écologique, qui ne fera pas qu’attirer les touristes avec son beau centre historique aux bâtiments Renaissance et baroques, mais qui fera aussi venir les investisseurs des industries créatives à faibles émissions, ainsi que leurs travailleurs qualifiés. Notamment grâce à sa réputation de capitale tchèque de la géothermie.
En prenant congé des trois hommes de la mairie, je leur promets de venir voir les résultats dans quelques années. « Ça nous a pris 20 ans et nous n’en sommes encore qu’aux préparatifs, conclut M. Sarnovsky, mais nous espérons avoir tracé la voie pour les projets futurs et que les autres ne devront pas parcourir un chemin aussi long. »
« Le projet et sa contribution au chauffage central ne sont pas les éléments les plus importants », conclut quant à lui M. Gryndler dans son bureau. « Ce qui compte, c’est que cela ouvrira les yeux des gens sur le potentiel incroyable de la géothermie, nous marchons sur une source d’énergie inestimable. »
Article publié avec le soutien de Heinrich Böll Stiftung | Bureau Paris – France.