Artem, Tetiana, Kateryna, comme tant d’autres déplacés que nous avons rencontré à Zaporijia, placent leurs espoirs dans la libération prochaine de leur ville, pour pouvoir enfin rentrer chez eux, à Melitopol. Reportage.
Texte et photos de Kristina Berdynskykh. Traduit de l’ukrainien par Adrien Beauduin.
L’une des rues les plus célèbres de Zaporijjia est l’avenue Soborny, longue de 10 kilomètres. Il s’agit d’une longue artère centrale de la ville qui commence près de la gare ferroviaire. Au début de l’avenue Soborny se trouve un local ouvert appelé « Juste ici ». Ce centre fournit une assistance aux habitants de la ville de Melitopol et de ses environs, un territoire de la région de Zaporijjia qui est entièrement occupé par les troupes russes depuis le 1er mars 2022. Depuis la gare de Zaporijiia, les passagers peuvent se rendre dans des villes ukrainiennes plus sûres, car des missiles russes frappent souvent la ville. Mais les visiteurs du centre « Juste ici » ne veulent pas partir. Ils veulent rentrer chez eux après la libération – à Melitopol, à 120 kilomètres de là.
Au rez-de-chaussée, dans le hall du centre, Kateryna Illienko, 31 ans, blouse blanche, baskets roses et cheveux roses, est assise à une table sur laquelle sont inscrits les mots « Soins médicaux » où elle prend la tension artérielle d’une femme. Elle est généraliste spécialisée en médecine familiale et raconte qu’avant que les Russes ne n’envahissent l’Ukraine, elle travaillait comme médecin à Aviamistetchko, un quartier de Melitopol construit à proximité d’un aérodrome militaire. Les troupes russes ont commencé à le bombarder dès la première nuit de l’invasion. « Nous avons été les premiers à être frappés, il n’y avait plus ni électricité ni eau », se souvient-elle. Au début du mois d’avril de l’année dernière, elle a quitté Melitopol pour la Pologne.
Bien qu’elle y fût en sécurité, Illienko n’a pas réussi à s’adapter à l’étranger et est retournée en Ukraine au cours de l’été. D’abord à Dnipro, puis à Zaporijjia. Ici, elle se sent plus proche de chez elle et travaille au centre d’aide de Melitopol du lundi au vendredi. Le plus souvent, elle reçoit des personnes souffrant de tension artérielle, de diabète, d’asthme et de problèmes neurologiques. Après les bombardements, les gens sont nerveux et veulent parfois simplement parler, explique la médecin. Elle-même attend avec impatience la libération de Melitopol et le retour au travail dans sa ville natale. Elle espère également beaucoup de la contre-offensive ukrainienne, dont les médias parlent tant et qui pourrait impliquer des opérations dans la région. « Le travail bat son plein à Zaporijjia aujourd’hui, mais lorsque Melitopol sera libérée, il y aura encore plus de motivation pour y travailler », déclare Kateryna Illienko.
Cet espace ouvert est en fait un hôtel de ville de Melitopol en exil et en modèle réduit, explique Artem Chouliatiev, l’administrateur du centre, qui était directeur d’une école d’art lorsque la ville était en paix. Le centre est utilisé par 9 000 habitants de Melitopol et du district qui se sont réfugiés à Zaporijjia. Environ 200 personnes le visitent chaque jour. Vous pouvez y recevoir des services médicaux, une aide financière et humanitaire de la part de fondations caritatives, consulter des représentants du fonds de pension et du centre pour l’emploi, un avocat, un notaire, un psychologue, et demander de l’aide pour retrouver vos proches qui ont été enlevés en territoire occupé. Il y a également une salle pour les enfants et un centre éducatif où un semblant d’école est organisé par des enseignants et des tuteurs. À cela s’ajoutent des cours de danse, de chant, de guitare et de yoga. « Je ne sais pas ce qui manque ici ou ce que nous pourrions y ajouter », déclare M. Chouliatiev en souriant, alors qu’il me fait une petite visite guidée. Le fonctionnement du centre est aussi un exemple de l’évolution de Melitopol au cours des dernières années, avec une génération progressiste arrivés aux responsabilités : jeune, connaissant l’anglais et tournée vers l’Union européenne plutôt que vers la Russie.
C’est en 2020 qu’Ivan Fedorov, 32 ans, est devenu maire de Melitopol. Dans cette ville de 150 000 habitants, il a mis en œuvre divers projets en coopération avec des partenaires occidentaux, qu’il s’agisse de réparations d’écoles ou d’infrastructures. Après l’occupation de Melitopol par les Russes, Fedorov est resté sur place, mais a refusé de coopérer avec les Russes tout en poursuivant son travail. Le 11 mars, il a été enlevé sur son lieu de travail. Le lendemain, environ deux mille habitants ont manifesté pour exiger sa libération. Après six jours de captivité, Fedorov a été échangé contre neuf soldats russes. Depuis, le maire de Melitopol travaille à distance avec son équipe, sur le territoire contrôlé par l’Ukraine, et se prépare à la libération. Selon la municipalité en exil, un tiers de la population de la ville – environ 50 à 60 000 personnes – est restée dans la ville occupée.
« Je travaillais à l’école des arts, et maintenant je travaille à l’école des problèmes », explique Chouliatiev. Il a quitté la zone occupée avec sa femme, son fils de 3 ans et sa fille de 11 ans au début du mois d’avril 2022. Une fois arrivés, les Russes, lui avaient donné cinq jours pour recommencer à enseigner dans cette école sous occupation. À cette date, plusieurs directeurs d’école de Melitopol avaient déjà été enfermés dans des caves. Feignant d’accepter le nouvel état de fait, il en a profité pour quitter la ville avec sa famille. Aucun des directeurs des 22 écoles de Melitopol n’a accepté de coopérer avec les Russes. Quant aux enseignants, même si seulement 40 % du personnel a accepté de coopérer avec l’occupant, il ne sait pas comment il pourra vivre avec ces gens une fois la ville libérée. « Pour ce qui est de la réconciliation, le territoire sera perturbé pendant de nombreuses années », prédit-il.
Olena Tiourina, directrice du gymnase n° 23 de Melitopol, dirige aujourd’hui le centre éducatif des habitants de la municipalité en exil à Zaporijjia. Elle partage l’avis de Chouliatiev, et raconte que lorsque les Russes lui ont proposé de coopérer, ils ont répété tous les clichés de la propagande russe, à savoir que les Ukrainiens abusaient des enfants et les élevaient pour en faire des nazis depuis des années. Tiourina a refusé de coopérer et a quitté la région. Selon elle, de nombreux parents ont depuis quitté les territoires occupés précisément parce que leurs enfants, qui étudiaient dans une école sous contrôle russe, ont cru tout ce qu’on leur disait en classe et se sont épris du nouveau pouvoir en place. « C’est pour cela que nous pensons qu’il nous sera très difficile d’établir un dialogue, y compris entre les enfants », déclare le directeur de l’école.
De nouvelles réalités
Dans un entrepôt, Roman Tcherniev, un jeune homme vêtu d’un T-shirt noir portant l’inscription ‘Ukrainian’, déplace des boites d’aide humanitaire. Auparavant, il travaillait comme policier à Melitopol dans une une unité de la police. Dans la nuit du 23 au 24 février 2022, lorsque les Russes ont lancé leur offensive, il était en patrouille, a entendu des explosions, vu des missiles russes s’abattre sur la région et accouru pour prêter main forte à l’évacuation des soldats ukrainiens de l’aéroport militaire de Melitopol. Les responsables de la police locale ont d’abord dit à leurs subordonnés qu’ils resteraient dans la ville. Mais dès le 24 au soir, ils leur ont finalement ordonné de rendre leurs armes, de rentrer chez eux, de plier bagages et d’évacuer.
Tcherniev ne vivait pas à Melitopol, mais dans un village en bord de mer. Il est arrivé chez lui le soir pour préparer ses affaires, mais au petit matin il a vu les troupes russes débarquer sur le rivage. « J’ai compté plus de 20 navires », se souvient le policier. Sur la côte, les troupes ont été transférées dans des camions, puis ont pris la direction de Marioupol, où de violents combats ont fait rage au printemps 2022. Le village dans lequel vivait Tcherniev était encerclé. Il ne pouvait pas en sortir.
Dès le premier jour, des personnes sont venues chez lui et se sont présentées comme des combattants des républiques autoproclamées du Donbass. Il a été emmené dans une cave, où il a été battu et interrogé. Les soldats ont pris son téléphone, son passeport et sa carte d’identité de police. Un jour plus tard, il a été libéré et assigné à résidence. À deux autres reprises, il a fait l’objet de ces détentions arbitraires, en mai et en juillet, à chaque fois pendant 7 à 8 jours, pendant lesquels les forces d’occupations l’ont à nouveau battu, forcé à enregistrer une vidéo de repentance pour son allégeance à l’Ukraine. Ses tortionnaires sont allés jusqu’à tenter de lui arracher ses tatouages.
Un acharnement dû, selon Tcherniev, à la présence de nouvelles unités russes dans le district de Melitopol, des troupes reprenant sans cesse, d’une relève à l’autre, les mêmes listes pour rechercher ceux qui ont servi dans l’armée et la police ukrainiennes. Et Tcherniev, en plus d’être policier, a également participé aux combats dans le Donbass. Lors de sa dernière détention, il a eu de la chance : le chef de la police locale lui a proposé de racheter son passeport et d’essayer de s’échapper. Celui-ci se dit très contrarié de constater que 80 % de ses anciens collègues acceptent de travailler avec les occupants. Une collaboration avec les Russes qui pourrait probablement mal se finir, prédit-il. Le mouvement de guérilla est très actif à Melitopol, laissant à penser que la population pourrait s’en prendre à ces hommes : les voitures transportant des collaborateurs ont souvent fait l’objet d’attaques.
Après le rachat de son passeport, Tcherniev a finalement pu quitter les territoires occupés à la fin septembre 2022. Sur le territoire sous contrôle ukrainien, il a découvert qu’il avait été renvoyé de la police pour ne pas avoir respecté l’ordre d’évacuation. Aujourd’hui, l’ancien policier de Melitopol poursuit la police en justice et tente de retrouver son emploi. En attendant, Tcherniev dit qu’il vit avec 2 000 hryvnias (50 euros) par mois, le montant mensuel versé aux personnes déplacées, et qu’il est bénévole au centre. Il décharge et distribue l’aide humanitaire, et vit avec six autres membres de sa famille (parents et enfants) dans un deux-pièces loué à Zaporijjia.
S’établir à Zaporijjia a été très difficile pour bien des habitants de Melitopol, admet Artem Chouliatiev. Dans la ville envahie par les Russes, il possédait trois appartements. Mais lui et sa famille sont arrivés à Zaporijjia sans le moindre effet, et ont d’abord vécu dans un dortoir. Ce n’est que plus tard qu’ils ont réussi à louer un appartement. Pour la femme du directeur de l’école d’art, déménager dans une autre ville a été une grande source de stress. À Zaporijjia, elle doit consulter un psychologue. Lorsque le bombardement de leur nouvelle ville a commencé, Chouliatiev a conseillé à sa femme de déménager avec ses enfants dans un lieu plus sûre, mais elle a catégoriquement refusé. « Elle m’a dit : ‘J’en ai assez de fuir’ ». Lui et sa famille ne sont prêts à repartir qu’à un seul endroit : chez eux.
Des projets pour l’avenir
Le centre de Melitopol a ouvert ses portes à Zaporijjia il y a 11 mois. Un lieu similaire a ouvert à Lviv, et le prochain sera bientôt établi à Kyïv. Après la libération de Melitopol, ils poursuivront également leur travail, explique le centre de Zaporijjia. « Il existe plusieurs scénarios de libération, et un éventail de conséquences qui en résulteraient, notamment si Melitopol reste intacte ou si elle est détruite, partiellement détruite, etc. » Et la libération ne fera pas tout. Kherson, une ville du sud de l’Ukraine n’a pas cessé d’être bombardée par les Russes, malgré sa libération.
L’équipe du centre de Melitopol s’est justement déjà rendue à Kherson à l’automne pour voir quels sont les principaux problèmes auxquels les habitants de la ville sont aujourd’hui confrontés. Si une Melitopol libérée continuait – comme Kherson – à subir des bombardements, les habitants ne seront sans doute pas pressés de rentrer chez eux, et ceux qui vivaient sous l’occupation quitteront probablement la ville à cause des bombardements, sans doute pour Zaporijiia, prédit-on déjà dans la région.
Tetiana, l’une des responsables du centre « Juste ici », qui ne donne pas son nom de famille, ses parents vivant toujours sous l’occupation, explique qu’ils sont déjà en train d’élaborer différents scénarios de libération, en fonction de la situation sécuritaire : distribution de l’aide humanitaire, lieux de distribution des colis alimentaires, etc. Ils mettent déjà en place des plans pour s’assurer que l’aide humanitaire atteindra tous les villages du district de Melitopol. « Lorsque la libération aura lieu, nous n’aurons pas le temps d’y penser. Nous devrons nous rendre sur place et travailler immédiatement », explique-t-elle.
Les priorités de l’équipe de Melitopol seront de rétablir les communications et l’Internet, de faire revenir les opérateurs ukrainiens, de s’assurer que les infrastructures essentielles fonctionnent, et ensuite de de faire revenir les commerçants, les bureaux de poste et faire circuler la monnaie ukrainienne. Au-delà de ces tâches logistiques, des plans à plus long terme, non-moins complexes, ébauchent déjà une stratégie de réconciliation entre les habitants de Melitopol – entre ceux qui ont survécu à l’occupation et ceux qui sont revenues dans la ville. Les forces de l’ordre devront également s’occuper des collaborateurs les plus éminents.
Tetiana explique que chacun des donateurs occidentaux qui aide le centre aujourd’hui parle de l’avenir, de la manière dont ils pourront aider la ville après sa libération, sans même son avènement. Il y a quelques jours, le maire de Melitopol, Ivan Fedorov, a reçu deux bus pour la communauté de Melitopol de la part de la ville allemande de Regensburg. Ce don dont prolonge un projet de renouvellement du parc des transports municipaux, lancé à Melitopol avant l’occupation. Pour l’instant, ces deux bus, ainsi que 9 000 habitants du district de Melitopol, attendent à Zaporijjia la contre-offensive et la libération. Pendant ce temps, dans la rue près du centre « Juste ici », une chasse au trésor pour les enfants a débuté. Ils dessinent à la craie le nom de leur ville natale, le drapeau ukrainien et une cerise sur l’asphalte. Les délicieuses cerises de Melitopol, célèbres dans toute l’Ukraine.
Article publié avec le soutien de Heinrich Böll Stiftung | Bureau Paris – France.