Le paysage politique polonais se rapproche du « bipartisme » à l’américaine, analyse Anna C. Zielinska, peu avant les élections législatives prévues le 15 octobre.
Par Anna C. Zielinska, maîtresse de conférences en philosophie morale, philosophie du droit et philosophie politique à l’Université de Lorraine.
- La politique de « nous » et « eux ».
- Une politique de gauche néolibérale.
- Le bipartisme et ses résistants politiques.
- Le pouvoir de séduction des slogans nationalistes et libertariens.
- Le refus des polarisations.
- Politique des identités non maitrisées.
- Conclusion.
La démocratie polonaise des années 1990 était imparfaite, mais était sans doute pluraliste. Parfois peut-être trop, étant donné l’apparition de parties loufoques ou ouvertement discriminatoires. Depuis quelques années toutefois, le système qui se met en place est celui du bipartisme, se rapprochant de la situation américaine. En 2005, est né le bipatrisme polonais, bien plus facile à comprendre à travers les identités politiques créés autour des partis qu’à travers le clivage gauche-droite. Les deux entités qui composent ce paysage, Prawo i Sprawiedliwość (PiS, Droit et Justice) et Platforma Obywatelska (PO, Plateforme Civique) sont des partis de droite (respectivement, conservatrice et libérale), difficilement dissociables de leurs leadeurs (Jarosław Kaczyński et Donald Tusk) et de l’imaginaire politique et historique qu’ils incarnent.
Le paysage politique polonais actuel est plutôt décevant, précisément à cause de la quasi monopolisation du discours politique par cette opposition des identités. La thèse que pose cet article est la suivante : ce paysage vit ses derniers moments dans sa forme actuelle. Nous vivons aussi la fin d’une époque, celle d’une démocratie immature en Europe centrale et orientale. La guerre en Ukraine, la nécessité de penser la démocratie comme un processus de coopérations internationales à jamais inabouti et fragile, et les nouveaux enjeux climatiques et géopolitiques, feront que la démocratie ne sera plus vue comme un jouet optionnel, mais comme un mécanisme nécessaire pour agir face aux urgences.
La fin – ou la fin espérée – de cette période de caricatures politiques reste toutefois intéressante à analyser. Le texte montrera d’abord les grandes lignes d’opposition enter PiS et PO, pour ensuite rappeler les particularités des politiques menés par PiS depuis 2015, présenter quelques chiffres comparant les élections parlementaires successives depuis 2005. Il continuera avec une analyse des jeux rhétoriques entre l’extrême droite et PiS qui en essaie de séduire l’électorat en adaptant son langage de façon inquiétante, toutefois dans le contexte de l’émergence de plus en plus forte d’un autre discours, celui de la jeune gauche, qui refuse de s’engager dans ces débats. L’article sera clôturé par un rappel de quelques éléments consensuels concernant le populisme en général, qui constitueront le contexte pour en comprendre la version polonaise.
La politique de « nous » et « eux »
Si les deux partis principaux sont de droite, pourquoi avons-nous l’impression qu’il s’agit de deux formations radicalement différentes, séparées par un gouffre quasiment civilisationnel ? Ce qui diffère, sans doute, est leur position vis-à-vis de l’Union Européenne. PiS la voit comme une source de déstabilisation culturelle et une menace pour la souveraineté économique et politique du pays, alors PO la voit comme une chance, et une garantie de stabilité économique et politique en Pologne.
La vision du droit est très différente également. PO reconnait l’État de droit (où le droit est un horizon commun symbolique indépassable), alors que pour PiS le droit est le résultat d’un accord des élites, et il faut soit en reprendre les éléments clés (le Tribunal Constitutionnel en 2016), soit en contester la légitimité, puisque le chef du PiS, Kaczyński, est convaincu de la primauté de l’élément politique sur le droit. Il admire ici ce qu’il a qualifié de génie du réalisme politique d’un Machiavel ou d’un Carl Schmitt, références surprenantes pour beaucoup qu’il a mobilisé lors d’une interview donnée en 2017 au journal allemand FAZ.
Tout comme le directeur de sa thèse en droit, le juriste Stanisław Ehrlich, Kaczyński analyse le droit à travers, pour reprendre le titre d’Ehrlich, « Le pouvoir et les groupes de pression ». Pour les deux, les groupes d’intérêt « représentent l’élément originaire dans les processus, long et compliqué, de la formation des décisions politiques ». Non pas le droit dans le style britannico-franco-allemand du terme, mais la lutte des intérêts, ce qui n’est pas éloigné de la conception marxienne de la politique « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire des luttes de classes ». C’est sur ce terrain que le réalisme schmittien et le marxisme se rencontrent, ce dont on voit aujourd’hui encore des traces dans les travaux de Chantal Mouffe.
Une politique de gauche néolibérale
Ce que les deux partis ont toutefois en commun est l’incapacité – et le manque de volonté – de créer une communauté plurielle où peut se déployer une démocratie agonistique mature, avec une aspiration égalitaire à son horizon. PO échoue du point de vue de ses politiques libérales inconscientes des inégalités croissantes depuis 1989. PiS échoue à cause du rejet explicite des élites libérales considérées comme « traitres », et la création de l’identité sur la ligne famille – peuple (ethniquement homogène) – le pape Jean-Paul II (bien plus que le christianisme tel quel). Les deux blocs semblent avoir des politiques migratoires tout aussi restrictives.
L’atomisation du corps social et la privatisation de la responsabilité font partie de cet héritage commun. Ces phénomènes ne sont pas uniques à la Pologne – ils sont plutôt classiques au sein de certaines communautés occidentales où l’importance des structures familiales atomiques est considérablement plus grande que celle des structures sociales. Ils ont été décrits notamment en Italie des années 1950 par le sociologue Edward C. Banfield[1]E. C. Banfield, Moral Basis of a Backward Society, New York, Free Press, 1958 et, en Pologne des années 1980, par l’anthropologue Janine Wedel[2]J. Wedel, The Private Poland, New York, NY, Facts On File Inc, 1986.
Dans ce contexte, l’exploit probablement le plus étonnant du PiS est d’avoir mené une politique de distribution d’un niveau assez important, sans toutefois permettre l’émergence de la notion de bien commun, qui pourrait pourtant accompagner vertueusement cette politique. Le célèbre programme 500+, consistant à donner env. 120 euros par enfant par mois à toutes les familles qui le demandent, a été accueilli d’abord avec un certain enthousiasme par la gauche. Assez rapidement toutefois, il est devenu clair que cet investissement en faveur des familles n’allait pas être accompagné par des changements structurels visant à améliorer l’état des écoles, des hôpitaux (fragilisés depuis des années, et touchés récemment par l’inflation et par l’augmentation des prix de l’énergie) ou des structures d’accueil pour les personnes âgées. On pourrait alors parler d’une « redistribution thatcherienne », où la famille est la seule entité de référence, et où on se passe de la société.
Cette politique a permis, malgré ses défauts structurels, de réellement améliorer la situation de nombreux Polonais. Et cela même si son but fondamental n’a pas été atteint, et la courbe de natalité n’a pas été inversée – les Polonaises ont toujours très peu d’enfants. Cela s’explique en grande partie par l’absence de soutien structurel et la politisation extrême de l’enseignement dans des écoles, mais aussi par une croisade contre la liberté des femmes. L’interdiction quasiment absolue de l’avortement en 2020, et l’arrêt du financement de la fécondation in vitro quelques années plus tôt créent une ambiance oppressive pour les femmes, renforcée par des décisions quotidiennes, concernant récemment par exemple des examens vérifiant la présence des traces de la pilule abortive dans le sang, selon New York Times. Les intentions de vote de ses dernières sont beaucoup plus hostiles à l’égard du PiS que celles des hommes (36,6% des hommes veulent voter pour PiS, et 26,8% pour PO ; 31,9% des femmes veulent voter pour PiS, et 34,8 pour PO).
Le bipartisme et ses résistants politiques
Le contexte des élections d’octobre 2023 marque la cristallisation du bipartisme polonais, qui a commencé, nous l’avons vu, seulement en 2005 : seize ans après les premières élections libres de la Troisième République (le régime inauguré en 1989, consacré par une nouvelle Constitution polonaise en 1997). L’année 2005, c’était la victoire du Droit et justice (PiS) – 27 % des suffrages, suivi de la Plateforme civique (PO) – 24 % – deux parties de droite, conservateur et libéral respectivement, se sont installés comme deux pôles en apparence opposés.
Le parti gagnant de toutes les élections parlementaires en Pologne, est le parti des non-votants. 62 % d’électeurs se sont déplacés vers les urnes en 1989, et depuis, les chiffes se trouvent parfois en dessous de 50 % des électeurs). Et le bipartisme a évolué dans ce contexte d’une certaine indifférence à la politique. Toutefois, en regardant la progression du taux de participation, on constate qu’il contribue à l’augmentation d’intérêt pour les élections.
Voici quelques chiffres qui couvrent l’histoire du bipartisme. La victoire du PiS aux élections de 2005 s’est faite avec la participation de 40,57 % des électeurs. Après l’échec du gouvernement de droite et les élections anticipées en 2007, c’est PO qui a pris le pouvoir (41% ; contre 32% pour le PiS), avec une participation de 53,88 % des électeurs. PO a répété son succès en 2011 (39% pour PO contre 29,9% pour PiS). 2015 marque la victoire du PiS (37% versus 24% ; participation 50,92 %), confirmée en 2019 (43,6 % pour PiS, 27,4 % pour PO ; participation 61,74%). De façon peut-être surprenante, la polarisation (ou le bipartisme dans le processus de cristallisation) a conduit jusqu’à là à une plus grande participation aux élections, visible notamment en 2020, lors des élections présidentielles, où deux candidats à personnalités et à trajectoires très différentes, ont réussi à mobiliser 68,18 % des électeurs.
Aujourd’hui PO, étant le principal parti de l’opposition, appelle à faire front commun contre PiS. Depuis plusieurs mois, les médias proches du PO appelaient à faire une liste commune aux élections parlementaires de 2023 – la voix la plus audible était sans doute celle de Jaroslaw Kurski, rédacteur en chef de Gazeta Wyborcza, le principal journal d’opposition. L’idée a été réitérée lors des manifestations du 4 juin, où 500 000 Polonais ont pris les rues de grandes villes pour défendre la démocratie suivant l’appel de Tusk. Ce front comporterait toutefois le risque d’effacer la pluralité politique qui constitue l’essence des systèmes politiques modernes.
Quelques partis ou plutôt coalitions prennent le risque de se présenter hors du cadre des deux partis. Deux d’entre eux sont démocratiques (Nouvelle Gauche et Troisième voie – des chrétiens modernes), et le troisième se méfie de la démocratie au nom du libertarianisme économique associé à un nationalisme conservateur pro-russe du parti Konfederacja.
Le pouvoir de séduction des slogans nationalistes et libertariens
Ce dernier parti, Konfederacja, inquiète par sa popularité chez les jeunes, les jeunes hommes en particulier. Elle est pourtant explicable au moins en partie par des facteurs assez superficiels. Il semble que le message qui captive ses électeurs potentiels est plus le discours ouvertement misogyne, souvent homophobe et quasiment toujours xénophobe (y compris antiukrainien), que ses propos « anti-impôt ». Ces personnes observent que PiS a dépensé de l’argent au profit d’une certaine partie de population (familles recevant les 120 euros par enfants, qui est devenu 200 euros dans la période électorale) dans le contexte d’un jeu politique (contre les libéraux qui l’ont précédés), et ils se voient comme des perdants de ce jeu particulier. C’est bel et bien la conséquence de l’incapacité du PiS de créer une communauté solidaire – même quand il propose des politiques qui semblent instaurer une solidarité étatique. C’est contre cet « assistanat » que se tournent les jeunes personnes conservatrices, à qui aucune culture de paternalisme républicain de droite n’a été jamais proposée.
En même temps, les explications sociales et structurelles ne suffisent pas pour tenter d’analyser le phénomène de Konfederacja. Il s’agit d’un parti ouvertement homophobe jusqu’à récemment (aujourd’hui, il tente explicitement de récupérer le public gay de droite). Nombre de ses membres sont antisémites et racistes. Pendant la campagne électorale de 2023, l’un des candidats de Konfederacja a poursuivi la députée de Nouvelle Gauche (Razem) Magdalena Biejat pour mensonge : elle avait affirmé que le parti soutient la violence contre les enfants et prêche des contenus antisémites. Il a perdu – le tribunal a classé l’affaire sans suite, tellement la présence de ce type de contenus lui paraissait patente.
Konfederacja exploite également la fatigue d’une partie de la population polonaise liée à la guerre contre l’Ukraine. A la fin de 2022, le parti avait 6-7% de soutien populaire, selon les sondages. Leur rhétorique non seulement libértarienne, mais aussi anti-Ukrainienne, les a conduits à 14% de soutien à l’été 2023. Depuis, PiS, décidé à contrer cette tendance, a introduit des éléments critiques concernant l’Ukraine (en limitant par exemple de façon très spectaculaire l’importation de céréales). En prenant ses distances symboliques vis-à-vis du voisin oriental : le président polonais Andrzej Duda aurait ajouté, lors de la réunion des Nations Unies, que « l’Ukraine est comme quelqu’un qui se noie, elle fait tout pour se sauver. Nous avons le droit de nous protéger ».
Ses prises de position ne surprennent pas les électeurs du PiS, parce que le parti a, pendant des années, menait une politique de méfiance à l’égard de l’Ukraine, les deux nationalismes étant difficilement compatibles pour des raisons historiques. Mais ce qui motive réellement les spin doctors du PiS n’est pas un potentiel anti-ukrainisme enraciné. C’est un choix de stratégie électorale. On peut seulement espérer que Volodymyr Zelensky a suffisamment de patience pour supporter ce double jeu jusqu’aux élections. Celles-ci seront de nouveau gagnées par PiS, de façon peut être moins écrasante qu’en 2019, mais sans ambiguïté. L’Ukraine retrouvera la Pologne à laquelle elle est habituée dès le 16 octobre 2023.
Les élections précédentes (en 2015 et en 2019), ont toujours été guidées par un leitmotiv particulier visant à unir l’électorat autour d’un ennemi commun, fabriqué à l’occasion des éléments disponibles dans la sphère publique. En 2015, les migrations provoquées par la guerre en Syrie ont été un prétexte à des discours des personnalités politiques du PiS qui étaient non seulement xénophobes, mais qui utilisaient des clichés typiquement racistes. La campagne de 2019 a été marqué par l’homophobie temporairement institutionnalisée. La question de savoir ce qui allait marquer la rhétorique de PiS restait ouverte pendant plusieurs mois, et la campagne paraissait alors très hésitante. En 2023, PiS a décidé de se battre sur plusieurs fronts, notamment à travers un référendum organisé en même temps que les élections.
Quatre questions seront alors posées aux Polonais le jour de leur déplacement aux urnes. Les deux premières portent sur l’économie (concernant l’âge légal de la retraite et la question d’une potentielle vente des actifs de l’État aux étrangers). Les deux autres exploitent le potentiel xénophobe qui s’est avéré payant pour le parti en 2015. L’une concerne l’avenir du mur érigé par les pouvoirs publics à la frontière entre la Pologne et le Bélarus (symboliquement puissant, pratiquement tout à fait inefficace). Et l’autre contient de sous-entendus racistes, se distancie vis-à-vis de la législation internationale concernant le droit d’asile et enfin veut, avec une réponse suggérée à répétition par les médias publics, manifester son opposition à l’Europe. On demande alors aux citoyens s’ils sont favorables à « l’admission de milliers d’immigrants illégaux du Moyen-Orient et d’Afrique, conformément au mécanisme de relocalisation forcée imposé par la bureaucratie européenne ». Face à ce type de questions, l’opposition appelle à ne pas participer au référendum, et à explicitement refuser le bulletin.
Et puisqu’il s’agit d’une offensive rhétorique, le gouvernement a lancé une campagne contre toutes formes d’expression, y compris artistiques. Le film d’Agnieszka Holland, Green Border, incarne aux yeux du pouvoir la trahison symbolique ultime, car il dénonce le traitement des personnes migrantes par les gardes-frontière polonais. Fiction inspirée de faits réels, le film « raconte des vies bouleversées en Podlasie, une région rurale de Pologne qui jouxte la frontière biélorusse, au cœur d’une crise migratoire depuis deux ans », lisons-nous dans le Monde, qui relate « une déferlante de haine » dont le film et ses auteurs sont victimes. Le Ministère de l’intérieur polonais veut précéder toutes les séances du film par un spot-démenti gouvernemental. Une situation inédite dans l’histoire récente.
Le refus des polarisations
Dans un contexte tellement polarisé, peut-on encore voter pour des partis démocratiques autres que PO ou PiS ? Quand Adrian Zandberg, la tête de liste de la Nouvelle Gauche à Varsovie et docteur en histoire, est interrogé sur l’intérêt d’aller voter, il répond avec des éléments concrets, potentiellement moins médiatiques. « On peut mettre en place de véritables changements », dit-il, en luttant notamment contre la crise des logements et de l’impossibilité des jeunes d’accéder à la propriété. Pourtant, le journaliste s’attendait probablement à un slogan classique : « oui, allons voter, puisqu’il faut écarter le PiS du pouvoir ». Mais cette dernière phrase ne constitue pas de programme politique pour Zandberg, même si, quelques jours plus tard et face à un coup rhétorique ouvertement islamophobe du premier ministre polonais, il a appelé à aller voter pour mettre fin au règne des conservateurs populistes. Non seulement il pense que le programme compte, mais il refuse de surcroit la politique des deux partis, à laquelle appelle implicitement Tusk et Kaczynski.
La position de Zandberg se comprend mieux en examinant ce que fait la gauche israélienne, qui se sent depuis longtemps mal à l’aise devant le slogan « tout sauf Bibi ». Il « justifie n’importe quel compromis », et ne conduira pas à un changement politique majeur, soulignait Noa Landau en mai 2022, sur les pages du journal de gauche Haaretz. C’est bien le dilemme auquel est conforté le pluralisme politique dans des pays dont le régime (État de droit démocratique) est fragilisé par des atteintes à des libertés, la baisse de la transparence procédurale et la rhétorique présentant l’opposant politique comme un ennemi ou un traitre, et non pas comme un contradicteur.
Un effort analogue est fait par la coalition « Troisième voie », qui prend, dès son nom, ses distances avec le duo PiS/PO, en proposant un programme chrétien-démocrate plutôt conservateur, mais attaché à l’État de droit. Le public visé est celui des conservateurs et aussi des paysans qui ne se retrouvent pas dans PiS, mais la ligne politique et économique est bien trop hésitante pour stabiliser, semble-t-il, une telle formation.
C’est donc la « Nouvelle gauche » qui paraît aujourd’hui politiquement la plus mature[3]L’auteure de ce texte a décidé, en 2021, de rejoindre le Parti Razem, dont elle est toujours membre.. C’est une coalition composée du parti Razem (dont le programme peut être comparé à celui de Génération.s en France en 2017), très jeune et en rupture des configurations politiques d’autrefois, et d’une gauche plus ancienne, embarrassée aujourd’hui par le tournant néolibéral qu’elle n’a pas véritablement tenté d’arrêter dans les deux décennies précédentes. Le parti Razem suscite une certaine hostilité d’une partie de PO puisqu’il ne croit pas que le libéralisme économique garantira la démocratie et la stabilité politique, mais aussi celle de PiS, qui voit en lui un véhicule des idées européennes et de l’égalitarisme « cosmopolite ». Toutefois, nombreuses jeunes femmes et hommes politiques qui composent les listes électorales de PO œuvrent également pour changer le langage et les sujets des débats politiques. La maturité politique semble avoir besoin en Pologne d’une clôture générationnelle.
Politique des identités non maitrisées
Comme le notent Przemyslaw Sadura et Slawomir Sierakowski au début de leur récent ouvrage sur le populisme (Société des populistes, 2023), pour un sociologue, « Droit et Justice est le parti le plus intéressant dans l’histoire polonaise ». Il parvient à battre des records de popularité tout en ayant des leadeurs les moins aimés, à être à la fois de droite et de gauche, gagner et se présenter toujours comme une victime plurilatérale : de l’opposition, de l’UE, de la Russie et des Etats-Unis. C’est aussi ce parti qui va gagner les élections en octobre 2023 – aucun scandale, et ceux-ci sont nombreux, ne semble pouvoir l’atteindre. Même le plus récent, celui du trafic illégal de visas qui a provoqué le limogeage du vice-ministre des affaires étrangères PiS, ne modifiera pas les préférences des électeurs.
Kaczyński à lui seul, sans l’aide redoutable de ses collaborateurs aux compétences discutables, étonne, se ridiculise, mais n’échoue jamais. Il utilise un humour qui créé un sentiment de connivence avec ses électeurs, qui lui pardonnent tout en vertu de sa jovialité maladroite. Il a déclaré « qu’il y a très probablement peu de gens qui soient plus intelligents que lui », a accusé les jeunes femmes de boire trop ce qui conduirait à un taux de natalité bas en Pologne, enfin il a qualifié Tusk de « mal incarné ». Tout ce qu’il dit ne semble plus avoir de signification littérale qui pourrait conduire à de quelconques conséquences. C’est la création d’un langage commun, à travers des petites piques et des guillemets ironiques, dénoncés par Victor Klemperer comme une arme plus redoutable qu’un discours ouvertement discriminatoire.
Les électeurs sont divisés selon les lignes idéologiques trop profondes pour que le quotidien politique puisse y changer quelque chose. Dans son Pourquoi sommes-nous polarisés (2020), le journaliste Ezra Klein montre que même l’absurdité de la candidature de Trump en 2016 ne pouvait modifier les préférences électorales des Américains. Il analyse la polarisation des Américains selon les lignes de la politique des identités. Il ne s’agit pas ici des identités de genre ou d’origine, mais d’un ensemble d’identités sociales, économiques, religieuses et autres, sensibles à la rhétorique de la polarisation. Klein définit ce phénomène de la façon suivante : « pour plaire à un public plus polarisé, les institutions et les acteurs politiques se comportent de manière plus polarisée. Plus les institutions et les acteurs politiques se polarisent, plus ils polarisent le public. » – ce qui déclenche un cycle de rétroaction, dans lequel les Américains se trouvent aujourd’hui.
Le mécanisme qui nourrit le populisme polonais profite également d’un écosystème d’information de plus en plus polarisé. En 2022, l’Eurobarometre a montré que « La Pologne est le seul pays où les chaînes de télévision et les stations de radio privées sont la source d’information la plus fiable », plus que les médias publics qui sont devenus des instruments de propagande gouvernementale. De façon intéressante, un processus similaire se produit en Hongrie, alors qu’Israël, qui traverse depuis quelques mois une crise démocratique inédite dont plusieurs éléments font penser à la Pologne de 2017, a des médias publics qui refusent de suivre le discours du gouvernement. Les médias publics en Pologne mènent une impressionnante offensive de propagande contre Donald Tusk, accusé de travailler à la fois pour les Allemands et pour les Russes, et sans doute : contre les Polonais. Toute tentative de soulever des questions politiques réelles est susceptible d’être interrompue par des déclarations sur la prétendue traitrise de Tusk, ou des membres des élites qui l’entourent.
En même temps, depuis plusieurs années, la psychologie politique tente de comprendre le populisme comme quelque chose de plus rationnel que le simple résultat de manipulations. On tente de lui donner du sens, y voir une réponse rationnelle, ou au moins logique, à des stimuli politiques et sociaux hostiles. Sadura et Sierakowski rappellent les paroles de Walter Benjamin pour qui « le fascisme est une réaction aux promesses non remplies d’une révolution (perdue). » Ils ajoutent que l’« on pourrait dire de façon analogue que le populisme est une réaction aux promesses non réalisées d’une démocratie (de façade) ». Cette idée est proche de celles de Chantal Mouffe, ou de Cas Mudde, pour qui « le populisme est une réponse démocratique illibérale à un libéralisme non démocratique ». Selon le politologue néerlandais, le populisme « critique l’exclusion de questions importantes de l’agenda politique par les élites et appelle à leur repolitisation », il le fait toutefois au prix de la simplification à outrance des divisions au sein de la société.
Dans le contexte polonais, ces observations sont rendues plus puissantes encore à travers les observations d’Andrzej Leder qui, dans La révolution des somnambules (2014), a tenté d’expliquer une partie des réactions incompréhensibles des Polonais contemporains par l’absence de sentiment d’agentivité dans le contexte des transformations de leur propre histoire. Ils n’en étaient pas véritablement auteurs, la révolution polonaise, les transformations systémiques du pays, se seraient fait par les mains des autres ou seraient rendus possibles par des circonstances :
Le rêve dans lequel cette réalisation est vécue de façon passive, sans la participation du sujet, comme si tout se passait par soi-même. Ce n’est pas moi qui a signé l’acte de condamnation, de ne sont pas mes yeux qui ont vu la mort, ce n’est pas ma bouche qui a prononcé les mots injurieux, ce n’est pas moi qui suis entré dans la maison qui n’est pas à moi… Tout cela s’est fait tout seul.[4] Andrzej Leder, Prześniona rewolucja: ćwiczenie z logiki historycznej [La révolution rêvée. Exercices de logique historique], Warszawa, Wydawnictwo Krytyki Politycznej, 2014, p.17.
Conclusion
Que se passera-t-il après la disparition de la scène politique de ces deux personnages polarisants, qui sont aujourd’hui des vestiges de la période de transition post-1989, avec ses triomphes et ses frustrations accumulées ? On peut espérer que les générations de personnes de moins de 50 ans parviendront enfin à modifier le vocabulaire des discussions politiques. Comme tous les représentants des générations ayant développé leur sensibilité politique après 1989, ils vont devoir changer de points de référence.
Les Polonais devront sortir des conflits tribaux, tout comme les jeunes occidentaux doivent sortir et sortent de la vision de la politique comme assurant le confort individuel. Les défis actuels sont nouveaux des deux côtés du rideau de fer d’autrefois : la transition énergétique, la géopolitique, les conditions de l’emploi et la réflexion sur l’accroissement des inégalités (avec des dynamiques différentes dans différentes parties du monde, selon l’analyse de Branko Milanovic) et l’accumulation du capital (cf. les travaux de Lucas Chancel). Plusieurs commentateurs disent, comme Jarosław Kurski plus haut, qu’il s’agit des dernières élections libres, avant l’arrivée d’un gouvernement autoritaire qui n’aura plus de scrupules. C’est faux. Il s’agira certes des « dernières » élections de la trop longue période de transition. « Car les enfants d’Israël avaient marché par le désert quarante ans », lit-on dans le livre de Josué, et manifestement la Pologne a besoin d’une période analogue pour changer de génération et pour mûrir de façon à se confronter à des problèmes qui dépassent ses règlements de comptes internes.
Notes
↑1 | E. C. Banfield, Moral Basis of a Backward Society, New York, Free Press, 1958 |
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↑2 | J. Wedel, The Private Poland, New York, NY, Facts On File Inc, 1986 |
↑3 | L’auteure de ce texte a décidé, en 2021, de rejoindre le Parti Razem, dont elle est toujours membre. |
↑4 | Andrzej Leder, Prześniona rewolucja: ćwiczenie z logiki historycznej [La révolution rêvée. Exercices de logique historique], Warszawa, Wydawnictwo Krytyki Politycznej, 2014, p.17. |