« Chère gauche occidentale, on ne vous demande pas d’aimer l’OTAN mais la Russie n’est pas l’acteur menacé et en danger ici. » Dans cette tribune, des membres du parti politique polonais de gauche Razem (Ensemble) interpellent les gauches occidentales sur leur position vis-à-vis du conflit entre la Russie et l’Ukraine.
Par Zofia Malisz, Magdalena Milenkovska, Dorota Kolarska et Jakub Gronowski, experts du secrétariat des affaires internationales du parti politique polonais de gauche Razem (Ensemble). Ils sont également actifs dans ses circonscriptions étrangères Razem Berlin, Razem France et Razem International.
Traduction et adaptation : Anna C. Zielinska. Crédits photo : Dawid Majewski.
Depuis des décennies, la Russie tente de se présenter comme une victime entourée de forces hostiles censées menacer sa sécurité. Les faits contredisent cette affirmation. C’est la Russie, avec sa puissante armée, son imposant arsenal d’ogives nucléaires et ses ambitions impériales, qui tente d’imposer sa volonté aux pays voisins – et c’est à cela que la gauche doit s’opposer.
Dans un récent article paru dans le Berliner Zeitung, Michael von der Schulenburg affirme que le déploiement par la Russie de plus de 100 000 soldats à sa frontière avec l’Ukraine était une réponse directe à l’OTAN annonçant que l’Ukraine pourrait un jour devenir membre de l’Alliance. Cette opinion fait écho aux voix de la gauche occidentale à Berlin, Paris ou Madrid, qui depuis le début des hostilités en Ukraine a tendance à regarder la situation du point de vue de Moscou.
La crainte de la Russie concernant sa propre sécurité est mise en avant comme l’argument suprême pour justifier l’action militaire russe. Le regard critique se déplace de Poutine vers l’OTAN qui, accusée d’« expansion » ou d’« agression », bouleverserait prétendument l’équilibre des forces en Europe et s’immiscerait dans la « sphère d’influence » de la Russie.
Les véritables raisons qui sous-tendent les actions de Moscou : un sentiment illégitime de souveraineté sur l’Ukraine et des aspirations néo-impérialistes.
Malgré notre scepticisme à l’égard de l’OTAN et de la politique américaine, nous voyons un piège dans ce raisonnement. Il conduit facilement à négliger les véritables raisons qui sous-tendent les actions de Moscou : un sentiment illégitime de souveraineté sur l’Ukraine et des aspirations néo-impérialistes. Nous pensons que la politique étrangère devrait être guidée par l’anti-impérialisme et le souci de préserver l’autonomie des citoyens, leur capacité de décider pour eux-mêmes. La dénonciation de l’impérialisme russe n’exclut pas la critique des États-Unis, au contraire, elle permet de dépasser un regard géopolitique issu de la guerre froide, voire d’une époque coloniale.
D’où parlez-vous ?
Razem est un parti politique polonais fondé en 2015. Parmi ses objectifs, se trouve celui d’introduire le point de vue de l’Europe centrale et orientale au sein de la gauche européenne. L’absence de cette perspective dans les discours des personnalités politiques de gauche en Allemagne, en France et en Espagne nous a frappés, notamment quand il s’agit des questions de la défense européenne, y compris sur le flanc est de l’UE. Nous voulons, en offrant notre point de vue – venant du centre d’une région qui se trouve dans un voisinage tendu avec la Russie – introduire quelques nuances dans la vision occidentale de la guerre de la Russie contre l’Ukraine. Si nos partenaires et amis occidentaux pouvaient s’emparer de ces éléments, cela nous permettrait d’éviter les simplifications pernicieuses qui conduisent à un soutien naïf de la version russe.
Et c’est bien quelque chose que nous ne pouvons pas nous permettre. Pas au moment où la Russie tente sans relâche de saper le statut d’État et la souveraineté de l’Ukraine, tout comme la capacité des Ukrainiens de décider de leur destin. L’annexion de la Crimée en 2014, la fomentation et la participation au conflit séparatiste dans le Donbass, ou le déploiement de plus de 100 000 soldats autour des frontières de l’Ukraine et enfin l’agression ouverte initiée le 24 février – tout cela poursuit la stratégie russe de soumission politique et militaire des anciennes républiques soviétiques se trouvant à sa frontière occidentale. Nous nous opposons au monde dans lequel le plus fort tente d’imposer sa volonté au plus faible par la force, et c’est pourtant la seule interprétation qui peut être donnée des dernières manœuvres de Moscou.
Le Kremlin tente depuis des décennies de renverser cet équilibre réel des pouvoirs. Pour justifier ses actions, il utilise la rhétorique d’une Russie « encerclée » par des forces hostiles qui constitueraient une menace pour sa sécurité. Entre-temps, ces propos sont contredits par les faits : contrairement à la Russie, l’OTAN n’a jamais envisagé d’envahir un membre de la Communauté des États indépendants, et les capacités militaires russes dépassent de loin celles dont disposent les États de l’Alliance en Europe. Par ailleurs, les discussions occultent souvent l’enclave de Kaliningrad – une « île » russe lourdement armée située au centre de la région baltique. Enfin, face à un énorme arsenal d’ogives nucléaires, le récit de la Russie en tant que victime est difficilement défendable.
L’invasion militaire russe s’accompagne également d’une agression verbale. Les demandes et déclarations officielles faisant fi de la souveraineté de l’Ukraine et de l’Europe de l’Est donnent à la force militaire susmentionnée une interprétation et un contexte – celui de la volonté russe de recoloniser la région et de restaurer l’ordre de la guerre froide. Un exemple parmi tant d’autres est la déclaration du vice-ministre des Affaires étrangères, M. Ryabkov : « Nous exigeons une confirmation écrite que l’Ukraine et la Géorgie ne rejoindront jamais, mais absolument jamais, l’OTAN ».
Ajoutez à cela les nombreux exemples de révisionnisme historique, le fantasme d’une Grande Russie de Poutine, dans lequel les Bélarusses, les Ukrainiens et les Russes ne forment qu’une seule nation. De telles déclarations ont une très forte résonance dans les pays d’Europe centrale et orientale et sont perçues comme un désaveu agressif, de la part d’un empire voisin, de l’émancipation de la région, accomplie ou en cours.
La demande de Poutine de ramener les forces de l’OTAN au statu quo de 1997 constitue une manifestation flagrante des ambitions de recolonisation de la Russie en Europe centrale et orientale. Rappelons que la Pologne, la Hongrie et la République tchèque – conformément à leur volonté – ont rejoint l’Alliance en 1999, et les États baltes en 2004.
Au-delà du cliché impérial
Ces faits semblent malheureusement être négligés par certains de nos partenaires allemands de la gauche. Gregor Gysi et Sevim Dagdelen de die Linke utilisent souvent des expressions comme « expansion » ou même l’« agression de l’OTAN » ; Jean-Luc Mélénchon parle en France de « l’annexion » de l’Ukraine par l’OTAN. Rolf Muetzenich du SPD a quant à lui exprimé, dans la semaine qui précédait l’agression russe, sa compréhension face aux « préoccupations légitimes de la Russie en matière de sécurité ». De telles déclarations ancrent ces hommes politiques, souvent sans qu’ils en soient conscients, dans la rhétorique de la Guerre froide, dont la gauche tente pourtant de s’éloigner.
Michael von der Schulenburg, cité plus haut, va dans le même sens dans sa présentation de l’invasion de l’Ukraine comme « un affrontement entre les deux plus puissantes puissances nucléaires du monde, les États-Unis et la Russie, sur le sol européen ». Yanis Varoufakis note, depuis la Grèce, que la défense du droit des Ukrainiens de choisir l’OTAN n’est qu’une posture morale de « ceux qui placent l’auto-validation au-dessus des intérêts des Ukrainiens », en déclarant sans consulter aucun pays intéressé que l’Ukraine devrait devenir « neutre », comme la Finlande. Le mythe de la neutralité a été rejeté avec véhémence par Alexander Stubb, l’ancien premier ministre du pays, soulignant cette neutralité « n’était pas un choix, mais une nécessité », et que la « finlandisation est une insulte ultime à un pays qui a été contraint de compromettre ses valeurs démocratiques face à un agresseur ».
En France, Ségolène Royal s’oppose aux sanctions contre la Russie, en exprimant sa nostalgie pour un « général de Gaulle qui se faisait respecter de nos amis américains en leur disant de retirer leurs troupes ». Elle le fait au nom du droit de la Russie au « respect des accords sur la sécurité à ses frontières » – et qui de nouveau place l’agresseur dans la position de la victime. Mener la discussion sur ces questions sans faire intervenir les voix d’Europe centrale et orientale conduit finalement à l’exclusion et à l’objectivation des pays directement touchés par le conflit.
Mener la discussion sur les questions de sécurité à l’Est sans faire intervenir les voix d’Europe centrale et orientale conduit finalement à l’exclusion et à l’objectivation des pays directement touchés par le conflit.
S’il fallait encore une preuve du fait que l’histoire de l’Europe centrale et orientale s’écrit sans les principaux intéressés, on la trouve avec le gazoduc Nord Stream 2 – critiqué à plusieurs reprises par les dirigeants d’Europe de l’Est, il montre aujourd’hui son potentiel destructeur. De notre point de vue, de telles paroles et actes font spontanément penser à un type de politique paternaliste que l’Occident a pendant longtemps poursuivi (et poursuit encore par moments) à l’égard de l’Afrique ou du Moyen-Orient.
Nous ne pouvons pas l’accepter. Nous nous attendons à une toute autre stratégie de la part des pays européens, et tout particulièrement de la part des mouvements de gauche occidentaux. Ici, l’impératif de paix et le slogan « Plus jamais de guerre » pourrait indiquer plutôt la construction d’un consensus par des actions pratiques au sein des alliances stratégiques et un dialogue pragmatique, et non pas un pacifisme naïf. Nous espérons également qu’au lieu de la critique habituelle de l’OTAN, la gauche soit capable de formuler des propositions alternatives spécifiques sur sa vision de garantie de la paix en Europe de l’Est, dans les pays nordiques et dans les États baltes – et nous pourrions en discuter ensemble. Une telle proposition ne nous a pas encore été présentée. Le parti Razem, quant à lui, propose le développement d’une force d’autodéfense européenne comme élément clé pour préserver la paix face à la politique agressive de la Russie.
Nous avons tous à perdre de la guerre – Écouter l’Est
Nous n’avons aucun doute – nous serons tous perdants dans le cas où cette guerre s’étend. Son intensification, quelle que soit son ampleur, entraînera le chaos dévastateur de la guerre, et ce sont les citoyens ukrainiens qui en souffriront le plus. Les scénarios noirs estiment que plus d’un million de civils sans défense pourraient fuir vers la seule Pologne – plusieurs dizaines de milliers s’y sont déjà réfugiés. Les citoyens russes, que l’on doit considérer de façon tout à fait distincte de Poutine et des élites non démocratiques, souffriront également de la guerre. Comme le montrent les sondages, les Russes ne sont pas prêts à mourir pour le projet de Grande Russie du Kremlin, et ils sont nombreux à prendre des risques importants en allant manifester contre les actions de leur propre gouvernement. Enfin nous, les citoyens de l’Union européenne, serons également perdants. Du point de vue de la Pologne, voisine de l’Ukraine et située sur le flanc oriental de l’UE, ce scénario est particulièrement inquiétant, car il constitue une menace directe pour sa sécurité.
Nous nous opposons catégoriquement à la guerre – la diplomatie devrait être le principal outil de résolution des conflits. Cependant, en tant qu’alliés européens de l’Ukraine, nous devons la soutenir dans le renforcement de ses capacités défensives en cas d’agression russe. Une coopération en matière de renseignement et un soutien en termes d’équipements militaires sont notamment nécessaires.
Toutefois, le but de ces actions ne doit pas être de construire nos propres instruments de pression et d’imposer notre volonté à l’Ukraine, mais de créer un espace dans lequel elle aura la possibilité de prendre une décision souveraine sur son avenir, même si cette décision ne correspond pas aux ambitions bigotes du Kremlin ou ne succombe pas à la pression du capitalisme occidental.
Par conséquent, à la suite du Mouvement social ukrainien, nous appelons à une révision du parcours socio-économique proposé à l’Ukraine par l’Occident : au lieu de réformes néolibérales destructrices sous la pression du FMI, la liquidation inconditionnelle de la dette extérieure de l’Ukraine.
La guerre qui dure depuis 2014 a laissé des traces sur la situation économique du pays, et les tensions actuelles ne font que renforcer l’ampleur de la crise. Nous devons donc être prêts à offrir une aide financière accrue aux régions touchées par le conflit, qui soutiendraient avant tout leurs résidents.
Toutefois, nous ne pouvons pas nous permettre de continuer à tolérer l’empiétement de l’élite oligarchique russe sur le système financier européen. Cela doit changer – nous ne pouvons tolérer un système qui menace l’Europe et exploite les Russes. Nous devons soutenir des mesures similaires face à l’oligarchie ukrainienne, qui fait obstacle à la poursuite de la démocratisation du pays depuis des décennies.
Une solution européenne
Razem ne soutient pas de façon enthousiaste l’alliance transatlantique l’OTAN dans sa forme actuelle, mais nous acceptons son existence en tant que garant aujourd’hui le plus efficace de la sécurité de la Pologne et de l’Europe. En même temps, nous croyons que l’Europe a des moyens pour évoluer vers l’autonomie sur ce terrain, et qu’elle a le potentiel pour pouvoir constituer un arsenal de défense collective à son niveau. Les portes de la co-création de cette structure devraient toujours êtres laissées ouvertes à l’Ukraine.
Nous devons appeler les pays de l’Union européenne à discuter d’un système de sécurité commun, y compris de la sécurité énergétique. C’est là un point essentiel si nous voulons entamer un véritable dialogue de partenariat avec les États-Unis et négocier sur un pied d’égalité avec la Russie. Un engagement multidimensionnel et solidaire des pays, des institutions et des dirigeants de l’Union européenne en faveur de la sécurité du continent est également nécessaire. Nous ne pouvons pas nous permettre d’être limités par les intérêts nationaux des différents États membres.
L’Europe attend que l’Allemagne assume la charge de diriger les efforts visant à créer un système de sécurité commun. L’attaque de la Russie contre l’Ukraine a mis en évidence la nécessité de prendre des mesures décisives dans ce domaine. Un tel scénario est également dans l’intérêt de l’Allemagne : la création d’une initiative européenne plus large permettrait de repartir la responsabilité de la sécurité entre tous les membres de la communauté.
Vers un dialogue inclusif
La voix de notre partie de l’Europe doit enfin être entendue. Nous appelons à un dialogue avec les sociétés d’Europe centrale et orientale, fondé sur le respect de leur subjectivité et un partenariat sincère. Par cela, nous entendons également reconnaître et soutenir les mouvements d’émancipation de gauche émergents dans notre région, y compris en Russie. La solidarité internationale basée sur la compréhension mutuelle est notre chance de construire une alternative viable.
La récente prise de position des dirigeants de Die Linke doit être considérée comme une percée dans leur politique orientale jusqu’à présent, indiquant une ouverture au dialogue. C’est précisément un tel dialogue et un tel soutien que craint Poutine – non sans raison puisqu’il soutient l’extrême droite dans toute l’Europe, de Madrid à Varsovie, sapant ainsi le projet européen démocratique commun. Ne lui permettons pas de le faire.