Le scandale de la société tchèque Liglass Trading, qui a décroché un contrat lucratif pour la construction de centrales hydroélectriques sur le fleuve Naryn, a peut-être été oublié lors de la campagne électorale kirghize. Mais en Tchéquie, cette mystérieuse histoire est en train d’entrer dans une nouvelle phase : les médias tchèques accusent les principaux intéressés d’incompétence et de corruption au plus haut niveau politique.
Article publié le 15 décembre 2017 dans Novastan sous le titre « Une centrale hydroélectrique kirghize au cœur d’allégations de corruption en République tchèque ». Traduit de la version allemande par Anne-Chloé Joblin. |
Le Kirghizstan est une fois encore à la recherche d’un investisseur pour agrandir la cascade de Naryn. Des représentants de l’entreprise tchèque Liglass Trading, qui a remporté cet été de manière inattendue le contrat pour ce grand projet énergétique, ont confirmé en octobre dernier qu’ils n’avaient pas les moyens de poursuivre le projet. La chronique des événements qui ont mené à l’échec de cet accord est plus que douteuse.
Retour sur les faits
L’été dernier, Liglass Trading CZ, s. r. o., une société largement méconnue du grand public, remporte un appel d’offres de plusieurs millions de dollars pour la construction et l’exploitation de deux grandes et dix petites centrales hydroélectriques sur le cours supérieur du fleuve Naryn. L’entreprise tchèque obtient alors l’un des plus grands projets énergétiques du Kirghizstan. C’est l’entreprise russe RusHydro qui en était jusque-là responsable, mais le gouvernement kirghiz a mis fin à son contrat dès 2015, en raison d’un manque de ressources financières du côté russe. Le traité entre le gouvernement kirghize et Liglass Trading a ensuite été signé le 10 juillet 2017, en présence du président Almazbek Atambaïev.
Quelques jours après l’annonce de cet accord, les médias kirghiz et tchèques en ont dévoilé les détails : avant la signature du contrat, Almazbek Atambaïev a rencontré le président tchèque Miloš Zeman à l’Expo 2017 d’Astana. Entre autres sujets, les deux chefs d’État ont parlé de la société Liglass, comme l’a confirmé plus tard le consul honoraire de Tchéquie à Bichkek, Marat Janbaev. Vratislav Mynár, le chancelier du bureau présidentiel, s’est également engagé pour que la compagnie tchèque remporte le contrat : une lettre de lobbying adressée à son homologue kirghiz a été publiée dans les médias tchèques.
Quelle est cette mystérieuse entreprise tchèque ?
La mystérieuse société tchèque suscite alors rapidement des doutes sur sa capacité à mener à bien le projet. Liglass Trading est largement méconnue dans le secteur de l’énergie, n’a pas de références significatives et ni le ministère tchèque des Affaires étrangères ni le ministère de l’Industrie et du Commerce ne connaissent cette entreprise.
Les journalistes du site d’actualité Aktualne.cz ne trouvent que des immeubles vacants lors de leurs recherches au siège social officiel, à Železný Brod. Selon le site kirghiz 24.kg, il semble peu probable que Liglass dispose des ressources et du capital nécessaires pour un investissement si important. Le rapport financier de 2014 de Liglass Tradings liste quant à lui des pertes de 53.000 dollars (45.000 euros). Un montant toutefois peu élevé pour une entreprise censée diriger un projet pouvant au final coûter jusqu’à 700 millions de dollars.
Rupture unilatérale de contrat
Puis à la mi-septembre, le gouvernement kirghiz reprend la barre : le contrat avec Liglass Trading est à son tour résilié. Le Premier ministre Sapar Isakov l’annonce lors d’une réunion du gouvernement le 18 septembre. Son cabinet décide de mettre fin au contrat pour le réattribuer. Selon ce dernier, Liglass était obligée de racheter les actions de RusHydro, d’une valeur de 37 millions de dollars, avant le 19 septembre. Mais l’entreprise a manqué à cette obligation.
Le 10 octobre, le gouvernement kirghiz déclare alors que la résiliation unilatérale du contrat est définitive. Mais le patron de la société tchèque, Michael Smelik, n’a pas dit son dernier mot : il met directement en cause le gouvernement kirghiz. D’après lui, son entreprise a été victime d’une campagne médiatique et de « conflits politiques internes » à l’approche de l’élection présidentielle kirghize.
Soutien du Château de Prague
Si le dossier Liglass Trading semble pour l’heure résolu au Kirghizstan, en Tchéquie, en revanche, il s’agit de bien plus qu’une simple histoire honteuse dans un continent éloigné qu’est l’Asie centrale. L’affaire soulève des interrogations sur l’implication du président tchèque Miloš Zeman et de son chef de la chancellerie Vratislav Mynár : comment Miloš Zeman, lors de l’Expo 2017, a-t-il pu défendre, au plus haut niveau diplomatique, une entreprise que personne ne connaît, qui réside à une adresse douteuse et qui serait probablement incapable de gérer un projet d’une telle envergure ? Et surtout : combien d’autres « cas Liglass » existent, s’interroge Lidové noviny, l’un des plus grands quotidiens tchèques ?
Le site d’actualité Aktualne.cz pense avoir trouvé une explication. D’après ce site (lien en tchèque), Liglass Trading a fait don de 200 000 couronnes tchèques (environ 7 700 euros) au parti Strana Práv Obcanu (SPO, Parti des droits civiques), qui a financé et organisé la campagne présidentielle victorieuse de Miloš Zeman en 2013. En réponse à ces allégations de corruption, le Président tchèque a répondu qu’il n’était pas un membre actif du SPO et qu’il ne savait rien de ces subventions.
Tout comme au Kirghizstan, le scandale Liglass frappe la Tchéquie en pleine campagne électorale : un nouveau parlement a été élu en octobre, et des élections présidentielles sont prévues en début d’année 2018.