Le Courrier d’Europe centrale a recueilli le témoignage d’une ancienne ouvrière de l’usine d’engrais chimiques de Hrodna (Grodno), qui a participé au mouvement de grève et de contestation de l’été 2020, au Bélarus. Trois ans plus tard, alors que son pays sombre dans une dérive totalitaire, elle replonge dans ses souvenirs et les partage avec nous.
C’était il y a trois ans, jour pour jour. Le Bélarus, longtemps plongé dans le formol néo-soviétique d’Alexandre Loukachenko, se soulevait enfin, après un quart de siècle de dictature. La fraude électorale du 9 août 2020, celle de trop, déclenchait un mouvement de contestation massif, inédit. Lequel fédéra toutes les couches de la société, de la jeunesse branchée de Minsk en passant par ces citoyens de province ayant longtemps évité de mettre le nez dans la politique.
Les images marquantes de la révolution bélarussienne, depuis étouffée par le régime, ce fut aussi les visages de ces ouvriers et ouvrières, en bleu de travail, casques orange vissés sur la tête, qui ont osé prendre le contre-pied du régime. On se souvient de la mine déconfite du despote à moustache lorsque, ce 17 août 2020, en plein discours à l’usine de tracteurs de Minsk pour calmer la grogne, des ouvriers avaient scandé : « Pars ! Pars ! » Longtemps, on avait cru les usines étatiques acquises à la cause du régime.
Le Courrier d’Europe centrale a recueilli le témoignage de l’une de ces personnes ayant pris part à la révolte ouvrière. Aujourd’hui réfugiée en Pologne, Natalia raconte le fol espoir qui l’animait alors, la désillusion apparue ensuite, à force des salves de répression, et l’exil inévitable qui a suivi.
Propos recueillis par Patrice Senécal, à Varsovie.
Natalia, 45 ans, ancienne ingénieure chimique de l’usine d’engrais Hrodna Azot, situé dans la ville de Hrodna, dans l’Ouest bélarussien :
J’ai longtemps réfléchi à la manière de débuter mon histoire. Le plus à propos, ce serait peut-être de raconter, d’abord, ce moment où nos trois femmes, les Bélarussiennes Sviatlana Tsikhanoŭskaïa, Veronika Tsepkalo et Maria Kolesnikova, se sont fédérées dans un « trio féminin » pour lutter contre le régime de Loukachenko, parcourant les villes et suscitant de grands rassemblements. C’est à ce moment-là [avant le 9 août 2020, jour de l’élection, Ndlr.] que les gens se sont rendu compte que leur colère était partagée. Il était clair que les élections de 2020 ne se dérouleraient pas comme les précédentes. Quelque chose était sur le point de se passer.
C’est lors d’un rassemblement de soutien à Sviatlana Tsikhanoŭskaïa que, pour la première fois, j’ai ressenti une forte émotion, une fierté pour nous, Bélarussiens : cette joie de savoir que nous étions unis autour d’une volonté de changement. Tous les participants au rassemblement étaient remplis de joie et de fierté, souriaient, riaient, chantaient. C’était une vraie fête ! J’en ai pleuré. J’ai pleuré à l’idée que tout allait enfin changer.
Le jour du scrutin, ceux en faveur du changement ont fait ce à quoi les avait incité Tsikhanoŭskaïa : ils se sont rendus aux urnes avec des bracelets blancs à la main, ont plié le bulletin de vote en accordéon, et ont pris des photos pour envoyer une confirmation à la plateforme Golos [« Voix » une initiative d’observation électorale en ligne, pour faire un décompte indépendant des suffrages, Ndlr.]. Des observateurs extérieurs ont essayé de noter chaque violation électorale. Je n’ai jamais vu une telle effervescence lors d’autres élections. En plus, c’était un jour férié !
Et puis, le soir du 9 août, lorsque les résultats ont été affichés dans les bureaux de vote, la fête était finie. Les larmes de joie et de fierté ont fait place à des larmes de déception, de douleur, de ressentiment. Nous avions été trompés, une fois de plus. Il y eut une prise de conscience : cette fois-ci, il n’était pas question de laisser passer.
Le lendemain, personne ne voulait travailler. Tout le monde parlait de ce qu’il s’était passé la veille. L’indignation régnait. Nous avons décidé de nous réunir et d’en discuter avec la direction de l’entreprise. Nous lui avons demander de prendre position et d’informer le gouvernement que la majorité des employés de Hrodna Azot s’opposait au résultat des élections, que la majorité avait voté en faveur de Tsikhanoŭskaïa.
Ioury Ravavy était l’un des plus actifs et des plus motivé. Il a demandé l’organisation d’une assemblée générale à l’usine. Il a rédigé un appel officiel au maire de la ville, dans lequel il exprimait son désaccord avec les résultats des élections et formulait des demandes et des questions spécifiques.
L’assemblée s’est tenue le 14 août. Un très grand nombre d’employés sont venus. Jamais je n’avais vu autant de travailleurs en combinaison et en casque. Lors de la réunion, le maire de la ville, le chef adjoint du département des affaires intérieures de Hrodna et le président du syndicat bélarussien de la chimie ont pris la parole. Mais personne ne voulait les écouter, on ne les laissait pas parler et on les tournait en ridicule. Des réunions comme celles-ci se sont produites ailleurs dans le pays.
L’euphorie puis la répression
Des rassemblements avaient lieu tous les jours. Les travailleurs de Hrodna Azot se réunissaient près de l’usine et marchaient en colonne jusqu’au centre de la ville. Vêtus de blanc, certains d’entre nous portaient des salopettes, marchant drapeau à la main, en chantant et en criant : « Loukachenko va-t’en ! » Pendant le trajet à pied, des chauffeurs de taxi nous escortaient, ils klaxonnaient pour nous encourager, en faisant jouer la chanson de Viktor Tsoï « My jdiom peremen » (Nous attendons des changements).
Notre colonne est arrivée sur la place principale du centre-ville. Elle s’est fondue dans la foule comme un petit ruisseau se jette dans une grande rivière. Elle a galvanisé la foi des personnes rassemblées : la victoire, c’était pour bientôt. On nous a accueillis avec des « Azote, bien joué ! » C’était si émouvant !
Il était clair que les gens n’étaient pas prêts à pardonner ni à baisser les bras. La situation dans la ville devenait de plus en plus tendue et, pour « retenir » les gens d’entreprendre des actions, les autorités de la ville ont eu recours à une astuce, en août 2020. Elles ont annoncé que les gens étaient libres de se rassembler. N’importe quel jour, à n’importe quelle heure et dans n’importe quel lieu. Aucune milice n’était visible. La ville de Hrodna était ainsi considérée comme la première « ville libre » du Bélarus.
Mais Hrodna n’aura pas conservé ce titre bien longtemps. Sur ordre de Loukachenko, les autorités municipales ont interdit les rassemblements, et la répression a commencé. Les forces de l’ordre ont dispersé brutalement les foules. Progressivement, les rassemblements du dimanche diminuaient en nombre. De plus en plus de personnes étaient envoyées en prison, maltraitées, battues, violées. Certains comme moi se rassemblaient près des portes de la prison de Hrodna pour crier : « Laissez-les sortir ! ». En vain.
À l’usine, il n’y avait aucune envie de travailler. Les employés passaient beaucoup de temps à discuter de la situation. Nous lisions les nouvelles sur Internet, ce qu’il se passait à Minsk et dans d’autres villes. Nous nous réjouissions du nombre de protestataires ailleurs dans le pays. J’ai compris que le moment était venu d’agir avec détermination. Moi, je doutais de l’impératif d’une « révolution pacifique », mais comment faire autrement ? Je n’avais jamais fait de politique auparavant, je ne savais pas comment agir.
Un comité de grève a été organisé à Hrodna Azot sous la présidence de Ioury Ravavy. Le comité a présenté des revendications claires au gouvernement : libération des prisonniers politiques, démission de Loukachenko, reconnaissance de Tsikhanoŭskaïa en tant que présidente légalement élue de la République du Bélarus. Si ces demandes n’étaient pas satisfaites, l’entreprise serait à l’arrêt. Les travailleurs étaient prêts à le faire. Mais la direction a menacé de faire arrêter tout gréviste, alors cela ne s’est pas produit.
Appel à la grève générale
Une deuxième occasion s’est présentée le 26 octobre 2020, lorsque Sviatlana Tsikhanoŭskaïa a appelé à la grève nationale. Ce jour-là, le rassemblement, à proximité de l’usine, était prévu à 7h du matin. Je suis arrivée un peu plus tard, à 7h30. Certains qui s’étaient rassemblés avaient été emmenés dans des fourgons policiers. Puis, les forces de l’ordre nous ont encerclés. À coups de matraque, ils nous ont forcés à entrer dans l’usine. C’était pénible. Les hommes forts de l’usine ne pouvaient même pas se défendre. Nous n’étions qu’une quarantaine. L’ingénieur en chef est ensuite venu nous voir, suppliant tout le monde de se mettre au travail.
Le plus difficile, c’était de réaliser que, peu à peu, nous diminuions en nombre. Où étaient passés ceux qui avaient participé aux rassemblements des débuts ? La grande masse des travailleurs d’usine de l’assemblée générale, où était-elle ? Je n’arrivais pas à comprendre pourquoi moi, qui vivais seule avec deux enfants, je pouvais me tenir ici, près de la guérite de l’usine pour protester, alors que des hommes en bonne santé ne le faisaient pas. J’ai été prise de désespoir. Alors, quand mon patron m’a intimé à me rendre sur mon lieu de travail, j’ai cédé. Oui, à ce moment-là, j’ai cédé, réalisant que rien n’avait fonctionné.
Mais n’y avait-il plus rien à faire ? Je ne pouvais plus travailler comme avant, je ne pouvais plus accomplir fidèlement mes tâches. J’ai négligé le travail, j’ai fait semblant de travailler, je m’en suis tenu au minimum. À l’époque, je travaillais au développement d’une nouvelle technique très importante pour le laboratoire de l’usine. Il s’agissait de sélectionner des conditions de mesure, sélectionner les paramètres de mesure sur l’appareil, rédiger une méthodologie, la certifier, former les laborantins… Cela, j’ai arrêté de le faire. Je ne pouvais tout simplement pas regarder cet appareil coûteux. Car une question me taraudait : pour qui je fais tout cela, à qui profite ma productivité ? Au régime de Loukachenko ?
En venant à l’usine tous les jours, je ne pouvais pas supporter mes collègues masculins qui s’asseyaient dans les fumoirs, se plaignant les uns les autres que tout allait mal, que nous avions été dupés une fois de plus. Je me suis approché d’eux pour les réprimander : « Pourquoi vous restez assis ici à pleurnicher ? Faites quelque chose, soyez forts, montrez votre volonté et votre courage ! – Qu’est-ce qu’on peut faire ? On a des familles, des crédits, on risque d’être licenciés… », répondaient-ils. Oui, les gens avaient peur d’être licenciés, de ne pas pouvoir retrouver de travail, d’être enfermés et maltraités en prison. Ce n’est qu’avec le temps que j’ai compris les ressorts de cette inaction, et j’ai pu l’accepter.
Licenciement et départ vers la Pologne
Chaque jour, il fallait faire de la propagande auprès des techniciens de laboratoire, leur dire à quel point tout est « bien » dans notre pays, que nous n’avons pas besoin d’une autre vie. On m’a forcée à signer des pétitions en faveur de l’arrêt des sanctions [contre le régime, Ndlr.]. J’ai refusé. J’étais membre d’un syndicat indépendant (que nous avons été contraints de quitter par la suite). Et j’ai compris que je serai de toute façon licenciée. C’est pourquoi je me suis mise en grève, au mois de mars 2021. J’ai rédigé une demande de démission. Avant de la présenter au directeur, je tremblais de peur. Mais, par chance, tout s’est déroulé dans le calme. Le directeur adjoint chargé du travail idéologique a accepté ma demande. C’est ainsi que j’ai abandonné mon travail !
J’ai longuement réfléchi avant de faire un pas aussi décisif. Une femme seule avec deux enfants qui entreprend une telle démarche, peut-être cela allait-il en motiver d’autres, me disais-je. Mais seules quelques personnes m’ont suivi et cela n’a rien changé.
Dès lors, j’ai été licenciée pour absentéisme, comme c’est inscrit dans mon carnet de travail. Le carnet de travail ne m’a été envoyé qu’après ma demande écrite, plusieurs mois plus tard, et je n’ai donc pas pu retrouver d’emploi entre temps. Pendant quelques mois, j’ai dû travailler illégalement comme chauffeuse de taxi. Je ne voulais pas quitter le Bélarus. Mais j’ai été poursuivie pour infraction administrative pour avoir posté des messages sur une chaîne Telegram considérée « extrémiste » par le régime. Et lorsqu’un ami a été arrêté, j’ai compris que le moment était venu pour moi de faire pareil : partir. C’était en septembre 2022.
Ici, en Pologne, les choses ne sont pas si simples. J’ai déposé une demande de protection internationale. N’étant pas été admise au programme d’intégration des étrangers, je ne reçois pas d’allocations. Il est très difficile de trouver un bon emploi, bien rémunéré. Je cherche un travail à temps partiel, pour joindre les deux bouts, pour payer mon loyer.
Au Bélarus, j’avais un bon travail, une voiture, un appartement. Que fallait-il de plus pour être heureuse ? Malgré les sacrifices, je n’ai pas de regrets. L’injustice et la cruauté du régime, les vrais Bélarussiens comme moi ne peuvent y rester insensibles. L’année 2020 a fait émerger une conscience libératrice chez la majorité d’entre nous. Et puis, avec du recul, j’ai compris que mes vingt années de travail à Hrodna Azot, c’était de l’esclavage. J’ai le sentiment d’avoir fait un bond en avant dans mon développement en tant que personne. J’en suis très heureuse.