Figure parmi d’autres du roman polyphonique de l’auteure slovaque Svetlana Žuchová, Voleurs et témoins, Marisia symbolise les errances et les contradictions d’une jeunesse d’Europe centrale à la recherche d’une vie meilleure dans les grandes métropoles d’Europe occidentale.
En littérature, il n’est pas rare que les écrivains fassent revenir leurs personnages d’un texte à l’autre pour leur faire vivre de nouvelles aventures. L’utilisateur le plus connu de ce procédé est sans nul doute Honoré de Balzac, qui, dans la Comédie humaine, a mis en scène à plusieurs reprises Eugène Rastignac et bien d’autres personnages. Si les critiques estiment qu’il a porté cette pratique à son plus haut degré de perfection, il n’en est cependant pas l’inventeur. Les auteurs l’utilisaient dès le Moyen Age, à l’image de Chrétien de Troyes, de François Rabelais ou de Madame de Lafayette, et, après Balzac, Emile Zola ou le grand écrivain tchèque du XXe siècle, Josef Škvorecký, s’en sont, à leur tour, servis. L’expression de « personnage reparaissant », défini par Ethel Preston, comme « tout personnage mentionné dans plus d’un roman », et couramment employée au sujet des romans balzaciens, n’est pas entièrement synonyme de celle de « héros récurrent », qui est utilisée pour les œuvres sérielles. Cette dernière renvoie, en effet, au retour d’un personnage central, qui est, le plus souvent, identifié par son rôle, comme le détective dans les romans policiers.
Les raisons pour lesquelles les personnages reparaissent peuvent être très diverses. Chez Balzac, le personnage reparaissant sert de lien entre les différents récits et le romancier a lui-même qualifié Vautrin de « colonne vertébrale » qui, complète Mireille Labouret, « relie plusieurs romans et […] aménage d’un texte à l’autre des passerelles plus subtiles que le classique prolongement chronologique mis en place jusqu’alors ». Emile Zola ayant entrepris de raconter l’histoire de la grande famille des Rougon-Macquart, il est logique que les membres de la famille se croisent et recroisent. Josef Škvorecký a, quant à lui, inventé un personnage, Dan Smiřický, qui est son alter ego et qui revient donc régulièrement selon la période ou l’étape de sa vie que l’auteur a envie de dévoiler.
En 2011, Svetlana Žuchová, une écrivaine slovaque, publie Zlodeji a svedkovia (Voleurs et témoins) paru en français en 2019. Ce roman a six narrateurs, ce qui semble beaucoup au regard de la relative brièveté du texte, mais c’est justement les changements réguliers de points de vue qui font avancer l’histoire et découvrir des faits ou des détails concernant les personnages, que les autres ne peuvent connaître et, donc, révéler au lecteur. Au centre de l’intrigue se trouvent les questions posées par l’émigration, l’exil, la difficile adaptation à un nouvel environnement et l’envie de réussir. Le roman retrace le destin de jeunes venus des quatre coins d’Europe centrale ou orientale et qui, dans les années 2000, partent pour des pays d’Europe occidentale pour essayer de réussir leur vie. La situation économique de leurs pays d’origine ne leur avait pas permis d’avoir un travail ou d’obtenir le niveau de vie dont ils rêvaient.
Dans le roman, Janut (un Roumain), Marisia (une Slovaque), Gregor (un Tchèque), Petra (une Roumaine) se sont installés à Vienne ou à Paris et, autour d’eux, gravitent d’autres personnages, toujours originaires d’Europe centrale, qui cherchent à trouver leur place dans ces deux métropoles européennes. Ils sont animés de l’envie de gagner de l’argent et, surtout, de vivre comme les autochtones, avec lesquels ils n’arrêtent pas de se comparer. Mais l’auteure ne leur donne pas la possibilité de réussir et le lecteur assiste donc à une série d’échecs, qui amènent les personnages à commettre de petits vols dans les supermarchés ou dans les cafés. C’est le sens de la première partie du titre. Ces voleurs improvisés peuvent aussi devenir les témoins des vols des autres, et les témoins se révèlent être des voleurs. Les deux rôles, les seuls auxquels ils sont assignés, s’entremêlent et sont complémentaires.
Contrairement à un thème littéraire commun, ce n’est pas le départ vers un pays étranger qui permet de « grandir », mais le retour à la maison
L’échec ne se limite pas à la sphère financière mais il se prolonge dans le domaine des relations amoureuses. Ces personnages ne réussissent rien et le lecteur ne peut que se demander pourquoi l’auteure ne leur a laissé aucune chance. Mais, dans son deuxième roman, Svetlana Žuchová a décidé, au sein d’un groupe de six narrateurs où tous étaient égaux, de poursuivre le destin d’un seul d’entre eux. Dans Obrazy zo života M. (Scènes de la vie de M. -Prix de littérature de l’Union européenne 2015, publié en français en 2019), Marisia raconte sa propre histoire. Il y a plusieurs raisons possibles à ce choix d’en faire un personnage reparaissant. Marisia est, d’abord, une jeune Slovaque, comme l’auteure, qui a fait des efforts pour réussir dans la capitale autrichienne.
Cette envie de prolonger la vie de Marisia fait donc de Scènes de la vie de M. une sorte d’autofiction, une suite du destin de l’écrivaine elle-même. Ensuite, Marisia rentre en Slovaquie pour s’occuper de sa mère mourante et Bratislava est un décor où il était sans doute plus facile à Svetlana Žuchová de faire revenir un personnage que dans les petites villes tchèques ou roumaines. Enfin, l’écrivaine assigne explicitement à Marisia la mission de mettre de l’ordre dans sa vie, en trouvant du travail et l’homme de sa vie, et, surtout, de « grandir » et mûrir :
« Je voulais finir de grandir avec Janut parce que l’âge adulte m’intéressait énormément. Du matin au soir, nous étions occupés à essayer de devenir adultes. J’imaginais que, être adulte voulait dire avoir un appartement bien aménagé, un bail et des économies sur un compte bancaire […] J’ai réalisé quand maman est morte que mon idée sur l’âge adulte était naïve. J’ai voulu forcer le changement, je posais délicatement mes pieds l’un devant l’autre afin de ne pas quitter le droit chemin. Subitement, il a fallu se mettre à courir sans prendre même le temps de respirer. »
Contrairement à un thème littéraire commun, ce n’est pas le départ vers un pays étranger qui permet de « grandir », mais le retour à la maison, vers le pays natal, vers les endroits où Marisia se sent chez elle, là « où les enfants auraient souvenir de leurs grands-parents. Où ils auraient des attaches qui leur permettraient de ne pas être facilement emportés aux quatre vents ».
Au fil des deux romans, Marisia est donc bien cette colonne vertébrale qui relie l’histoire à plusieurs voix à l’histoire à une seule voix. Scènes de la vie de M. est rempli de gestes et d’événements banals. C’est exactement ce que Marisia recherchait : mener une vie simple remplie de banalités qui l’aideront à surmonter les épreuves difficiles. L’histoire de Marisia est aussi un récit initiatique. La jeune femme doit traverser une série d’épreuves, formées par les échecs rencontrés à Vienne, par la maladie, par la mort et par son retour en Slovaquie, mais ces épreuves l’ouvrent à la compréhension de soi et de ceux dont elle partage la vie. En ce sens, le retour vers son point de départ n’est pas un échec. Bien que le personnage retourne à l’endroit qu’elle avait quitté quelques années auparavant, le mouvement n’est pas circulaire et la situation de Marisia n’est plus celle qu’elle avait au moment de départ. Marisia, dans Scènes de la vie de M., n’est plus celle de Voleurs et témoins car elle a trouvé sa place et n’a plus qu’à suivre désormais « le droit chemin ».
Svetlana Žuchová a fait de l’exil un des thèmes centraux de son œuvre
Il n’est pas possible de dire aujourd’hui si le personnage de Marisia réapparaîtra dans les romans ultérieurs de Svetlana Žuchová. Mais rien n’est exclu et d’autant plus que nous pouvons la relier à un autre personnage, Yesim, fille d’une famille turque émigrée à Vienne, qui est apparue dans la nouvelle du même nom, publiée en 2006. Avec Yesim, le diptyque Scènes de la vie de M. et Voleurs et témoins atteste que Svetlana Žuchová a fait de l’exil un des thèmes centraux de son œuvre. Ses personnages fuient leur pays en espérant une vie meilleure. Ils atteignent une sorte de terre promise, aux habitants desquels ils essaient désespérément de ressembler, mais dont la réalité finit par les décevoir. Sans cesse renvoyés à leur altérité, ils ne réussissent pas à construire les « filets de protection », dont Milan Kundera parle dans L’Insoutenable légèreté de l’être, et ne trouvent pas leur place dans la société d’accueil. A la différence de bien des romans de l’exil, le retour n’est, chez Svetlana Žuchová, ni impossible, ni synonyme d’échec. Il est, au contraire, la solution qui permet à Marisia de trouver ce qu’elle cherchait tant.