Pendant des siècles on désigna ce territoire de Transcarpatie comme le regnum arctorum, le royaume des ours, dont on ignorait tout.
Article de Tristan Ranx publié dans le Magazine Transfuge, chronique « En route ! Va devant ! » au mois de mars 2017.
À la frontière ukrainienne, des soldats kalachnikov en bandoulière, marchent dans la neige fraîche, et laissent passer les rares véhicules qui se pressent devant la douane, les piétons portent des balais ou de gros sacs et se hâtent en sens inverse. C’est le poète ukrainien Serhiy Zhada dans sa nouvelle Les subtilités de la contrebande d’organes qui décrit avec verve comment un garde-frontière est débordé par la poésie de contrebande :
« Confisquer leur excédent d’alcool. Confisquer leurs rasoirs électriques […], saisir leurs explosifs et autres grenades à main, […] les huiles à base de plantes avec extrait d’héroïne pour les massages thaïlandais, […] du sperme congelé dans des bouteilles de parfum Kenzo vides, des tranches grises de cerveau humain caché dans de la salade russe au fond de sacs en plastique […] tous ces objets qu’ils essayent de passer illégalement dans leurs sacs à dos ».
Nous sommes en Ukraine, en terre Ruthène, au pays des Houtsoules, et de leurs cousins Marmates, Moravalaques, Gorales, Cosaques juifs Karaïmes, Polonais, Sicules et Allemands de Bucovine, ainsi que les Boykos, Lemkos et Magyares sans oublier bien sûr Ukrainiens et Russes et les descendants des déserteurs français de la Grande Armée de Napoléon.
L’historien Norman Davis dans Vanished Kingdoms, raconte l’histoire de cette Europe à moitié oubliée ou les fiers Houtsoules brandissaient le baltag, leur hache de combat au hurlement des cors de chasse, tirant des salves avec des fusils Steyr-Mannlicher lors de la proclamation de la république éphémère de Ruthénie en janvier 1919.
Lorsque j’arrive dans la ville de Khust, dit le petit Paris des Houtsoules, et capitale officieuse de la Ruthénie, la forteresse en ruine qui surplombe la ville est invisible dans un brouillard épais, et seul un graffiti dans une ruelle représente ce château qui fut le premier à recevoir de plein fouet l’invasion des hordes mongoles en 1242.
La Ruthénie est un pays de guerriers et de poètes que n’aurait pas renié le troubadour Bertrand de Born, qui chantait : « Sous peu nous verrons les champs de bataille jonchés de morceaux de heaumes, d’écus, d’épées, d’arçons et d’hommes, le buste fendu jusqu’à la ceinture ». Il faut aller à Czernowitz, vieille ville austro-hongroise de Bucovine pour retrouver les poètes, tel Paul Celan et sa Fugue de mort ou Gregor von Rezzori, l’aristocrate bohème des Mémoires d’un antisémite. C’est ici que les poètes se retrouvent tous les ans pour un festival de poésie dans un pays en guerre ou les heaumes fendus sont remplacés par des chars éventrés sur le front de l’est du lointain Donbass.
Il est trop tard pour assister à la charge des cosaques juifs karaïmes qui parlaient la langue des Cumans, nomades turcs, qui arboraient des masques de combats en bronze et des moustaches en guidon de vélo. Karaïme comme l’était Moses Dobruschka, poète et alchimiste, alias Franz Thomas von Schönfeld alias le révolutionnaire Junius Frey, devenu apôtre du droit naturel qui publie sa Philosophie sociale dédiée au peuple français, en 1793, avant d’être guillotiné par Danton en 1794.
Pays de poètes déracinés, de peuples oubliés, de révolutionnaires apatrides, et de guerre sans nom, peut-être n’est-ce pas un hasard si Google Map m’indiqua un « raccourci » pour rejoindre le poste frontière d’Halmeu, à travers la pire route du monde, à la nuit tombée, un enfer de bitume bombardé par les stukas allemands en 1939, une voie ravagée par le temps qui passe, les panzers divisions, et les T34 soviétiques. C’est la route aux cent mille nids d’ânes, c’est l’épouvantable TO 735 dont le bout du chemin périlleux est le village de Neventlenfolu, littéralement, le village sans nom, dernière borne d’un royaume oublié.