Veronika Varga est née dans un quartier populaire de la classe ouvrière budapestoise, a chanté dans un groupe de punk connu dans les années 80 et connu le succès dans le cinéma et au théâtre en France. L’actrice et amie nous a raconté ce parcours hors-norme il y un an. Elle est décédée à la fin du mois de septembre, nous publions cet entretien à sa mémoire.
Propos rapportés par Corentin Léotard à Budapest en novembre 2022.
Le Courrier d’Europe centrale : Tu as passé les vingt premières années de ta vie en Hongrie. A quoi ressemblait ta jeunesse hongroise dans les années 70 et 80 ?
Veronika Varga : Je suis née en Hongrie, dans le 13ᵉ arrondissement de Budapest, mais pas du côté chic, dans le quartier populaire et ouvrier d’Angyalföld. Ma mère y a vécu à partir de ses quatre ans et mon père y est arrivé à neuf ans, de Tarpa, dans la région de Szatmár, proche de l’Ukraine. Ils se sont rencontrés quand ma mère avait quatorze ans et mon père dix-sept. Et moi je suis née dans un petit appartement de 30 mètres carrés, avec les toilettes et un robinet d’eau froide dehors. J’ai adoré y vivre parce qu’on était en bande avec mes cousins et ma voisine était ma meilleure amie. Par contre aujourd’hui encore, c’est vrai qu’il y a un truc que je ne peux plus faire, me laver le visage à l’eau froide. A cause du souvenir de l’eau qui brûle le visage à 6h du matin avant d’aller à l’école quand il fait -20°.
Je me suis lavée dans une petite bassine en plastique jusqu’à quatorze ans. Mes parents eux me prenaient leur douche à l’usine et on allait en général chez les copains pour prendre des bains. On a été la dernière famille du bloc à recevoir un appartement de l’usine. J’avais quatorze ans quand on a déménagé dans le 11ᵉ, dans un petit panel (HLM – Ndlr.) de quatre étages avec des parcs assez jolis. Il y avait deux chambres, une salle de bains avec une baignoire et de l’eau chaude. Pour nous, c’était le paradis, un truc absolument incroyable. La première nuit on a dormi par terre.
Bref, j’ai vécu dans le 13ᵉ, dans une famille ouvrière, prolétaire, aux origines paysannes, et j’avais un père qui voulait absolument que je sorte de cet endroit. Donc à six ans il m’a fait passer un concours d’entrée dans une école qui était très prisée à l’époque : l’école de la chorale de la radiotélévision. Les gens essayaient d’y mettre leurs enfants parce qu’on pouvait voyager dans le monde entier. J’ai été prise dans cette école pendant 8 ans, de mes 6 à 14 ans. J’ai pu faire la formation musicale mais pas les voyages, au Japon et ailleurs, parce que j’avais mué…et aussi parce que je faisais trop de bêtises.
Comment se passe le lycée ensuite ?
Après cette école de la chorale, mon père a exigé que je passe l’examen d’entrée dans un des meilleurs lycées à Budapest, le lycée Ágoston Trefort. J’ai été reçue et ça a changé ma vie. Au début tout m’a semblé horrible, bien trop sévère. J’étais la seule venant d’un milieu ouvrier, perdue au milieu de l’intelligentsia de Budapest, des fils de médecins, d’écrivains… Mais ça a complètement fondé ma vie budapestoise.
C’est là où tu as commencé à apprendre le français ?
Il n’y pas longtemps, des anciens camarades m’ont rappelé qu’à quatorze ans, au moment de quitter l’école de la chorale, j’avais dit à notre professeur que pour moi le français est la plus belle langue du monde. J’adorais aussi tout ce que je savais de la France. Donc j’ai choisi le français au lycée, en plus du russe qui était obligatoire, bien sûr. Ce sont vraiment des années qui ont changé ma vie à tous les niveaux. J’étais entourée de gens d’un autre milieu qui m’ont, qui m’ont fait entrer dans plein d’univers, le cinéma, la littérature, et j’avais des professeurs absolument incroyables.
Après le lycée, j’ai tenté le conservatoire, l’ancienne SZFE, mais j’ai été recalée au premier tour et je l’ai très mal vécu, même s’il était normal à l’époque de devoir s’y reprendre à plusieurs fois. J’ai tenté la fac en littérature et en français et je n’ai pas réussi non plus.
Tu décides de tenter ta chance à l’étranger. Mais avant, faisons un petit pas en arrière. Au lycée, tu rencontres plein de gens et tu intègres un groupe de rock underground, A cég, qui est resté un peu emblématique de l’époque. Tu nous le présente ?
Ils ont commencé à 14 ans et moi au départ j’étais leur fan, j’allais à tous les concerts et j’ai intégré le groupe dans deuxième année du lycée, à seize ans. Un jour, le chanteur, dont le père était un chorégraphe très connu – Ferenc Novák – ne pouvait pas sortir le soir d’un concert à cause de ses mauvaises notes. J’ai fait le concert à sa place, au chant, et du saxophone sur une reprise des Beatles, Back in USSR. Tous les vendredis on attirait environ 300 personnes à FMA, un centre culturel sur Fehérvári út. Ça a vachement bien marché, il y a même eu deux ou trois films sur nous à la télé. Notre chanson Vasárnap éjjel, écrite par mon amoureux de l’époque, Attila Korom, le compositeur du groupe, a été prise dans Moziklip. C’est un film génial de Péter Tímár, juste à partir de clips des groupes des années 80 à Budapest, Európa Kiadó et tous les autres.
A quoi ressemblait l’ambiance à l’époque ?
C’était un peu punk, on reprenait les Sex Pistols et Nina Hagen. Il y avait beaucoup de clubs et de fêtes. Budapest a toujours été une ville incroyablement musicale. Il y avait plein de groupes et de clubs dans la ville. On a joué un peu partout, dans la rue Ráday au centre culturel d’Újpest, à Almássy tér, etc. C’étaient les meilleurs moments. En dehors des études au lycée, on collait nos affiches la nuit avant les concerts, notre manager était le chanteur du groupe KFC, qui est toujours un peu barré (j’ai tourné dans un film avec lui récemment). Il y a eu des histoires d’ego et la dynamique s’est un peu cassée en 87. Après je suis partie mais eux sont tous restés dans la musique. Et puis le groupe est devenu culte, en quelque sorte.
Il y avait de la politique dans votre musique ? Les autorités ne vous ont pas embêté ?
Si, il y a eu un peu de ça. Gergely, notre bassiste, m’a dit qu’ils avaient été convoqués deux fois par les autorités, par rapport aux textes des chansons. On n’était pas méchants et je pense que ça devait être courant. Moi, je n’ai pas été convoquée.
Il n’y a pas eu de véritable répression contre ce mouvement ?
Cet été j’ai revu un superbe documentaire, projeté pas loin d’ici sur le mur d’un immeuble, sur la vie du musicien Mihály Vig, et ça m’a donné l’impression de replonger dans le temps. Le communisme, c’était une autre époque, comme une autre planète. J’ai essayé parfois de le raconter à mes filles, mais c’est inracontable. Quand des gens me disent que tout était noir ou gris. Je leur dis oui, c’est vrai, certainement. Mais justement cela nous obligeait à mettre nous-mêmes des couleurs dans nos vie. Et du coup, notre jeunesse nous a semblé très colorée et on ne se souvient absolument pas de ça comme d’une période noire. Pourtant, on vivait dans quelque chose d’un peu sinistre, le style communiste, les bâtiments décrépis… Mais on n’a pas du tout vécu cela comme ça à l’intérieur. En plus, la musique dans cette ville était omniprésente et ces années 80 étaient incroyablement riches. On se retrouvait toujours au café Fregatt, un endroit très à la mode dans la rue Molnár, et puis il y avait nos concerts et ceux des autres.
Peux-tu nous donner quelques noms de groupes qui marchaient bien à l’époque ?
Európa Kiadó qui étaient plus âgés que nous, Kispál és a borz et Pál utcai fiúk, Balaton, Bizottság, Géza Röhrig le comédien du « Fils de Saül » et son groupe Huckleberry Finn où il était tout seul (rires).
Tu sais que sont devenus les musiciens de ton groupe ?
L’un travaille toujours avec Kispál és a borz et Pál utcai fiúk. Attila Korom, qui était le plus talentueux d’entre nous, n’a pas eu la trajectoire qu’il mérite. Il a sorti un album qui est très beau, Hajnali, où il y a un morceau qui s’appelle Émilie Muller [du nom du court-métrage réalisé par Yvon Marciano en 1994 qui a lancé la carrière de Veronika – ndlr.]. Péter Novak est devenu très connu, il fait de la télé. Notre bassiste Gergely Nagy est journaliste, rédacteur-en-chef du magazine Nök Lapja.
Un peu avant vingt ans, tu décides de partir, de quitter la Hongrie.
Après m’être faite jetée du théâtre et de l’Université, j’ai fait une année ou j’ai bossé comme une malade pour entrer à la fac mais j’ai raté d’un point, à cause du français. Du coup, je suis partie à Bruxelles pour être fille au pair pour bien apprendre le français. Au début, c’était horrible, j’étais dans un quartier très riche mais je suis restée et m’est venue l’idée bizarre d’essayer le conservatoire de théâtre à Bruxelles. J’ai été prise, c’était en 1989 et j’y ai fait deux ans, en gardant l’idée d’avoir un diplôme et rentrer en Hongrie. Il faut savoir que j’étais très attachée à la Hongrie, je faisais de la danse folklorique, j’allais dans les villages pour noter les dialectes…, j’étais vraiment enracinée et pas du tout prédestinée à partir.
En deuxième année, mes profs m’ont dit il faut que tu ailles à Paris, et sans y croire une seconde je me suis prise au jeu et j’ai présenté le concours en tant qu’élève normale, sans savoir qu’il y avait une catégorie pour les étrangers. J’ai été reçue et j’étais la seule personne qui n’était pas de langue maternelle française.
J’ai débarqué en 1991 à Paris sans connaître personne. Je n’ai pas vu Paris pendant un an parce que je passais tout mon temps à l’école. J’ai commencé à travailler très rapidement dans le cinéma, dès la deuxième année, où j’ai fait trois films. Le réalisateur du troisième est devenu mon mari, on a eu des enfants, j’ai fait beaucoup de théâtre, donc l’idée de mon retour en Hongrie s’est éloignée.
En 1994 tu fais ce court-métrage resté mythique, « Émilie Müller », tu joues avec Jean Yanne, Philippe Noiret, tu fais aussi beaucoup de théâtre. Quel regard portes-tu sur ces 30 années de carrière en France ?
J’ai eu beaucoup, beaucoup de chance. A la fin de la première année, on est sur une terrasse avec mes camarades, une femme vient me voir pour me proposer un premier casting. Je n’avais pas d’agent et aucun contact à Paris. C’était pour un premier rôle avec Philippe Noiret. Ça a duré des semaines et on m’a choisi. Pendant le tournage, j’ai passé le casting pour Émilie Muller et là j’ai encore été choisie. J’ai tourné Émilie Muller le jeudi et le vendredi, et le lundi suivant je démarrais Le roi de Paris dans lequel j’avais un premier rôle pendant deux mois et demi avec Philippe Noiret. C’était une année absolument incroyable, je ne comprenais pas très bien tout ce qui se passait, j’essayais juste d’être à la hauteur.
En parallèle du tournage du Roi de Paris, des copains répétaient une pièce, « Le premier » d’Israël Horovitz, et on l’a joué au théâtre de Trévise, une salle de 400 personnes qu’on a remplie, que j’ai pu réserver grâce à une bourse Soros (le milliardaire-philanthrope américain d’origine hongroise – Ndlr.). Ce soir-là, Noiret m’a envoyé un bouquet de cent roses.
Après ça, c’était un peu plus compliqué parce que je suis retourné au conservatoire, le Roi de Paris n’était pas sorti à cause d’embrouilles entre la production et la production, c’était dommage car ça m’aurait permis d’enchaîner sur des premiers rôles. Je me tourne vers le théâtre et, pareil, j’ai beaucoup de chance parce que le premier spectacle que je fais, c’est à Avignon en 95, avec Christian Rist qui devient un peu mon maître de théâtre. Plusieurs personnes le considèrent comme leur maître, comme Denis Podalydès. On fait un spectacle à Avignon et on casse la baraque, et après j’ai bossé avec lui sur Phèdre pendant six ans. Donc j’ai bossé avec Jean-Pierre Vincent, avec Jean-François Perret, Christophe Berton. J’ai fait la tournée d’un spectacle d’Ingmar Bergman, avec Anna Karina et Bruno Crémer. C’est devenu un ami à moi, on a fait un Maigret ensemble. J’ai eu beaucoup de chance de pouvoir faire les deux, du cinéma et du théâtre. Je me suis sentie incroyablement accueillie en France et les années 90 étaient un âge d’or de la Culture, sous Jack Lang, tout était plus ouvert.
Effectuons un saut dans le temps. Il y a quelques années, tu décides de remettre un pied dans le cinéma et le théâtre en Hongrie que tu n’avais pas encore connu en fait. Qu’est-ce que tu trouves alors en Hongrie ?
Ce n’est pas tout à fait comme ça que ça s’est passé. J’ai toujours voulu et j’ai essayé de revenir en Hongrie, j’ai frappé aux portes, mais c’était un petit milieu incroyablement fermé où tout le monde se connait, où les acteurs locaux sortent du conservatoire, sont sous contrat dans un théâtre, tournent l’été et jouent au théâtre l’hiver. J’étais presque suspecte à leurs yeux et ils ne savaient pas quoi faire de moi.
En plus, j’ai longtemps eu un problème de culpabilité d’être partie, d’avoir laissé tomber mon pays. A l’époque Budapest était comme une pièce de Tchekhov dans laquelle tout le monde parle d’aller à Moscou mais personne n’y va jamais. Ici tout le monde parlait d’aller à l’Ouest, mais peu de gens le faisaient. Alors quand j’ai vu que ça ne marchait pas, je me suis dit que c’est pour ça que le milieu me rejette, qu’il ne veut pas de moi.
Les choses ont changé quand Andrew Vajna a pris la tête du cinéma hongrois (célèbre producteur hollywoodien américano-hongrois – Ndlr.). Quand il est arrivé avec sa veste verte, sa chaîne en or et son cigare, les producteurs habitués au cinéma d’auteur se sont demandé ce qu’il se passe. Mais en fait, il a fait beaucoup de bien. Il a apporté son savoir-faire, il a donné un coup de fouet et il a donné un élan au cinéma. Il a eu l’idée que les cagnottes du loto non-gagnées, qui est de l’argent de l’État, servent à financer le cinéma. Il a vraiment créé un renouveau, on a commencé à tourner avec des amateurs, des nouveaux visages.
Grâce à Zsófia Muhi, qui malgré son jeune âge est devenue une très grande directrice de casting et qui fait maintenant une école de mise en scène en Transylvanie, j’ai eu un premier petit rôle dans Akik maradtak de Barnabás Tóth (bande-annonce ici). Après ça j’ai enchaîné sept tournages en Hongrie en deux ans, dont deux trucs américains, un film d’Olivier Dahan sur la vie de Simone Veil, qui vient de sortir.
Est-ce que tu vas continuer justement à travailler ici à Budapest ?
Oui. J’ai réussi quelque chose de désespéré : que les gens me connaissent, pensent à moi, tout autant comme une actrice hongroise qu’une actrice française. J’aimerais beaucoup travailler au théâtre ici.
On dit qu’Orbán a mis le grappin sur la culture et les théâtres. Qu’en penses-tu ?
Ces gens avec qui je commence à travailler, qui sont les libéraux, ils n’ont pas beaucoup de projets malheureusement en ce moment. C’est aussi pour ça que j’essaie de voir du côté du théâtre. C’est compliqué, il faut que les choses s’équilibrent parce que ce n’est pas très juste. Dans l’absolu, la culture ne devrait pas être liée à la politique.
Tu as joué dans le film d’Olivier Dahan sur la vie de Simone Veil, dont les scènes de l’enfance dans les camps de concentration ont été tournées en Hongrie en 2019. Comment s’est passé le tournage ?
Il y a déjà eu plusieurs films avec des scènes des camps de concentration tournés ici. Et il se trouve que la vie de Simone Veil ne peut pas être racontée sans sa déportation. Le tournage ici a duré deux ou trois semaines avec une équipe française, et j’ai tourné six jours avec eux. C’est un tout petit personnage dans le film, que l’on voit dans le wagon, mais un personnage dont Simone Veil parle dans ses mémoires, une aristocrate polonaise qui va offrir des robes à Simone Veil et à son amie Ginette Kolinka, récupérées dans un tas de vêtements à Auschwitz, dans l’entrepôt « Canada ». Je pense que ça a été le tournage le plus difficile de ma vie, il faisait très froid, je me suis cassé un doigt. Plonger dans cette réalité, l’hiver, la nuit… Bien sûr je n’ai pas la prétention de dire que j’ai vu l’horreur, je ne l’ai pas vu, mais je l’ai imaginé et cette question me tiraillait : comment ont-elles pu survivre à ça ?
Et pour terminer cet entretien, est-ce que tu peux nous donner quelques conseils de films, des grands classiques ou des plus récents, à voir absolument ?
Alors dans les classiques…il y a beaucoup de choses. J’ai une grande tendresse pour Körhinta (de Fábri Zoltán, 1956, avec Mari Törőcsik – Ndlr.), il y a aussi les films d’István Szabó, dont Mephisto bien sûr, du réalisateur Károly Makk, Megáll az idő Péter Gothár (Le temps suspendu, 1982 – Ndlr.). Dans les classiques il y a aussi Ildikó Enyedi qui est une des plus grandes figures du cinéma hongrois. Testről és lélekről est un bijou. Le Fils de Saul reste majeur, Juste le vent est superbe (Csak a szél, de Bence Fliegauf – Ndlr.) et aujourd’hui j’ai très envie de voir Larry, l’histoire d’un rappeur au fin fond d’un village en Hongrie.