Pendant près de trois mois, ils ont vécu dans diverses stations du métro de Kharkiv, la deuxième plus grande ville d’Ukraine, pour être à l’abri des bombardements russes. La petite communauté des habitants du métro a dû remonter à la surface pour que les lignes reprennent leur fonctionnement le 24 mai. Un cap difficile à passer pour certains.
Kharkiv – « Je ne prenais jamais le métro avant la guerre », raconte Alla. « Maintenant c’est une partie de ma vie pour toujours », explique cette spécialiste du marketing. Elle a vécu pendant plus de deux mois et demi dans un wagon, partagé avec son fils de 23 ans et neuf autres personnes, pour échapper aux bombardements russes.
« 5623, le numéro de notre wagon, c’est un numéro qui a changé ma vie, c’est comme une date de naissance », affirme Alla. Elle est aujourd’hui retournée dans son appartement, et accueille certains de ses voisins du métro dont le domicile a été détruit. Mais une chose est sûre : les liens tissés dans la communauté du métro subsisteront bien après la guerre.
Le maire de Kharkiv, Ihor Terekhov, a laissé entendre dès la mi-mai que le métro allait reprendre du service. Mardi 24 mai dans la matinée, les premières rames ont redémarré. Si les trains ne passent que toutes les demi-heures pour l’instant, la cadence devrait s’accélérer et revenir à la normale dans les prochains jours.
Sur les murs, un calendrier où les habitants ont entouré les jours de conflits pour ne pas perdre le fil du temps, ou des affiches d’événements — qui n’ont jamais eu lieu, à cause de la guerre — rappellent pourtant insolemment que la normalité n’est pas encore à l’ordre du jour.
Dans le métro, qui a abrité jusqu’à 4 500 personnes pendant plusieurs mois, il ne reste aujourd’hui qu’une centaine de personnes, dont Viktoria, arrivée dans la station Akademika Pavlova de Kharkiv le 28 février, avec son fils âgé de 11 ans. Cette comptable vivait à Saltivka, un quartier du nord-est de la ville, le plus touché par les bombardements. Effrayée par la guerre, elle est partie sans affaires, et a fini par s’installer pour quelques mois.
Froid, courants d’air, lumière allumée en permanence, aucune intimité, salles de bains improvisées… malgré les conditions spartiates, Viktoria a fini par s’habituer. Au moins sous terre, elle se sentait protégée des bombardements.
« Les gens nous ont aidés. Le manteau que je porte, cette tente, ce matelas, ce sont des choses que des volontaires nous ont données pour ne pas avoir froid », raconte-t-elle. « Ici, je me sens en sécurité, dehors on est en danger ».
L’appartement de Viktoria a été détruit. Si la mairie affirme avoir proposé des logements provisoires pour les habitants dans sa situation, elle dit ne pas en avoir bénéficié. La peur est encore très présente.
« La guerre n’est pas terminée » dit Viktoria, d’un ton craintif. « Les combats se poursuivent ailleurs et il pourrait toujours y avoir des bombardements sur Kharkiv, avec les Russes, on ne sait jamais ».
Le métro de Kharkiv, deuxième ville d’Ukraine, comptant près d’un million et demi d’habitants avant la guerre, a été construit dans les années 1960 et mis en service en 1975. Il a accueilli plusieurs centaines de millions de passagers sur ses trois lignes, chaque année.
Le pouvoir soviétique a construit des stations très profondes destinées à servir d’abri anti-bombes en cas d’attaque des pays occidentaux. Dans certaines stations, les portraits de Lénine sont encore affichés sur les murs dans des gravures datant de l’époque.
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Ces stations ont finalement servi de refuge contre une attaque… russe, une ironie du sort que ne manquent pas de souligner certains. « J’ai grandi dans le Donbass, je connais des gens en Russie et regardez les messages que m’envoient certains, parlant de nazisme et ne me croyant pas quand je leur explique ce qu’il se passe réellement, ce que les Russes eux-même nous font » dit Alla en brandissant son téléphone.
Alla et Viktoria, ont aujourd’hui perdu leurs emplois et n’ont plus de revenus. Impossible donc pour elles de parler de retour à la normale, même si les troupes russes ont été repoussées de la région de Kharkiv et que les attaques sur la ville se sont atténuées.
Selon la police nationale ukrainienne, 30 à 50% des habitants de Kharkiv ont fui au début de l’invasion. Les gens reviennent peu à peu, pour diverses raisons: une sensation d’accalmie relative, la volonté de revoir leurs proches, ou pour habiter dans leur logement s’il n’est pas détruit, par manque de moyens financiers. Plusieurs milliers de domiciles ont été partiellement entièrement détruits, et plusieurs centaines de civils ont été tués selon les autorités locales.
Tatiana et son mari Dmitry se sont réfugiés dans la station Studentska avec leur fils Misha. A 7 mois seulement, il a passé un tiers de sa vie dans le métro, où il a fait ses premiers pas et ses premières dents.
« Déjà en temps de paix, ça paraissait difficile d’avoir un bébé. Mais finalement, on réalise maintenant que c’était facile. Dans le métro, il y a tout le temps de la lumière, beaucoup de monde, il fait froid et beaucoup de gens sont malades », confie Dmitry.
Le jeune couple avait apporté sa télévision dans la station et tous les soirs, avec leurs nouveaux « voisins » ils votaient pour choisir un film. Cette camaraderie et cette nouvelle petite communauté a aidé beaucoup des habitants du métro à rester forts pendant les jours les plus intenses de la guerre.
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Aujourd’hui les parents de Misha sont retournés dans leur appartement à Saltivka, endommagé par une explosion sur l’immeuble voisin. Ils souhaitent déménager quelque part dans l’ouest de l’Ukraine, pour que leur fils grandisse plus en sécurité.
Mais ces quelques mois passés dans le métro, ils veulent s’en souvenir. « C’est une partie de nous et de notre histoire, on le racontera à Misha quand il sera grand. Et il faudrait mettre une plaque ou quelque chose, pour dire que des gens ont vécu ici. Et pour qu’on n’oublie pas », affirme Dmitry.
Article publié avec le soutien de Heinrich Böll Stiftung | Bureau Paris.