À la fin du XIXe siècle, les populations des confins militaires de l’Empire austro-hongrois sont en ébullition. Après le « compromis historique », leurs privilèges sont abolis et les autorités favorisent et diffusent l’usage du hongrois dans les administrations et sur les frontons des bâtiments officiels. Il suffit d’une étincelle pour mettre le feu aux poudres. En 1897, ce sont les villageois de Sjeničak qui se soulèvent.
Article de Milan Cimeša. Traduit par Chloé Billon pour Le Courrier des Balkans, le site d’information de référence sur l’Europe du Sud-Est. |
Le 22 décembre 1897, les principaux meneurs de la révolte de Sjeničak, qui avait éclaté au mois de septembre précédent, étaient condamnés à mort. De nombreux auteurs ont écrit sur cette révolte paysanne, notamment l’académicien serbe Gojko Nikoliš, natif de Sjeničak, Dušan Korać ou Mile Mrkalj, lui aussi né à Sjeničak. Ces trois auteurs se sont basés sur des sources historiques et leurs récits sont sensiblement les mêmes, à quelques détails près.
« Les objectifs de la révolte paysanne de Sjeničak étaient clairs. Les villageois se battaient pour leurs droits élémentaires et pour les privilèges frontaliers qu’ils avaient acquis : le bois de chauffage et le sel gratuits, le droit de distiller la rakija et de planter du tabac, le paiement de l’impôt en travail ou en nature et non en argent. L’insurrection de Sjeničak s’inscrit en fait dans toute une série de révoltes paysannes dans le Zagorje croate, le Gorski Kotar, la Banija, les environs de Varaždin et Križevac, où les villageois s’étaient soulevés quatorze ans plus tôt contre la magyarisation de la Croatie. C’est ce qui a donné un caractère non seulement économique, mais aussi social et national à ce mouvement », conclut Mile Mrkalj.
« C’est à cette époque que s’est formée une coalition croato-serbe contre la classe dirigeante. »
Dušan Korać considère aussi que « cette révolte était spontanée, sans organisation et sans chef », insiste Dušan Korać, pour qui cette révolte paysanne était dirigée exclusivement contre un système bureaucratique, étranger aux intérêts fondamentaux des populations rurales. « Au même moment, d’autres troubles éclatent dans d’autres régions de Croatie, sur les territoires des confins démilitarisés, en raison de la situation économique désastreuse et de l’éveil d’une conscience nationale. C’est à cette époque que s’est formée une coalition croato-serbe contre la classe dirigeante. »
« Les anciens droits frontaliers se réduisent comme peau de chagrin et les relations capitalistes détruisent les anciens ‘privilèges’, tout en imposant aux paysans de plus en plus d’obligations. Les communautés familiales (zadruge) se délitent, ce qui engendre un surplus de main d’œuvre qui peine à trouver du travail », poursuit Mile Mrkalj. À cette époque, Budapest procède à un nouveau système d’organisation des terres, un cadastre est introduit, et les impôts sont augmentés. Les paysans attribuent ces nouvelles mesures aux autorités hongroises et au Parti populaire au pouvoir, qu’ils qualifient péjorativement de « hongroisant ».
La population croate se révolte contre la multiplication des drapeaux hongrois et des panneaux bilingues sur les murs des institutions, une évolution contraire à l’accord conclu avec Budapest en 1868, un an après le « compromis historique » ayant instauré la double-monarchie austro-hongroise. En guise de réponse à ces révoltes, Károly Khuen-Héderváry, grand propriétaire de Slavonie et représentant « arrogant » de la noblesse hongroise, comme le qualifie Mile Mrkalj, est nommé ban de Croatie et de Slavonie en 1883. Il règne sur la Croatie 20 ans durant, en appliquant une formule très efficace : semer la discorde entre les Serbes et des Croates, encourager le séparatisme slavon et pousser à la « magyarisation » de la population.
La révolte de Sjeničak éclate quatorze ans après les premiers troubles de 1883 à Zagreb et reflète les inquiétudes des Serbes de la Gornja krajina. Sous l’influence du Parti populaire indépendant serbe, formé en 1887, ces populations demandent une reconnaissance des droits du peuple serbe, ce qu’encourage l’Église orthodoxe.
« Si le drapeau hongrois reste là ne serait-ce que 24h, les fidèles devront abandonner l’orthodoxie et ne se signeront plus avec trois, mais avec cinq doigts. »
Dans ce contexte économique et social très tendu, particulièrement après la suppression des confins militaires, il suffit d’une étincelle pour mettre le feu aux poudres. Le 17 septembre 1897, se répand à Sjeničak la rumeur selon laquelle les autorités vont hisser le drapeau hongrois sur l’église du village. « Si le drapeau reste là ne serait-ce que 24h, les fidèles devront abandonner l’orthodoxie et ne se signeront plus avec trois, mais avec cinq doigts », pense-t-on dans la région. Toujours selon la rumeur, les hommes venus hisser le drapeau recevront 800 forints, le prêtre Mihajlo Nikoliš recevra 100 forints pour chaque heure durant laquelle le drapeau restera suspendu, les impôts seront augmentés, etc.
Le village se soulève immédiatement et des hommes en armes montent la garde devant l’église. Trois jours plus tard, le 21 septembre, arrivent au village trois inconnus venus de Zagreb pour mesurer des parcelles : Đuro Cvijanović, directeur du registre foncier, Lucijan Brozović, commissaire pour la mise en œuvre des répartitions, et Petar Đaković, arpenteur. Ils répondent à l’appel des paysans Šime Bižić et Rade Padežanin, qui souhaitent diviser leurs zadruge. Les villageois se rassemblent, armés de vieux mousquets et d’outils agricoles. Le prêtre essaie d’avertir les visiteurs du danger. Ces derniers ne l’écoutent guère, l’arpenteur Đaković est connu de certains villageois, rien ne peut donc leur arriver. À tort : les villageois, aveuglés par la rage, les assassinent.
Les tentatives des gendarmes d’arrêter les insurgés ne donnant rien, une troupe est envoyée de Petrinja pour mater la rébellion. L’enquête et le procès durent plusieurs semaines, et le jugement est finalement rendu le 22 décembre. Onze villageois sont condamnés à mort par pendaison, mais la peine n’est finalement appliquée qu’à Marto Lončar, Tomo Lončar et Sava Manojlović. Telle fut la fin tragique et peu glorieuse de la révolte paysanne de Sjeničak en 1897, il y a 120 ans. Julije Meissner, peintre de Zagreb, réalisa au début des années 1970 le tableau « La révolte de Sjeničak », aujourd’hui exposé dans les locaux du sous-comité de la Société culturelle serbe de Vojnić.