Après une escale à Prague je débarquai à Budapest dans le no man’s land, le désert mental que je ressentais chaque fois que j’arrivais dans un nouveau pays : le temps de parcourir le trajet entre la sortie de l’avion et la sortie de l’aéroport.
Le temps où les dernières impressions de l’endroit que l’on quitte doivent laisser la place aux premières impressions de l’endroit que l’on trouve. Un moment de vide, d’attente, d’insécurité et d’excitation. J’étais d’autant plus perplexe que je ne savais pas où j’arrivais, qui j’allais rencontrer, comment je reconnaîtrais les personnes qui m’attendaient. Et pourtant confiante, surtout confiante en moi-même et optimiste, j’avançais avec assurance entre les deux rangées de militaires armés de leur kalachnikov.
L’examen du passeport et du visa prit de longues minutes, le militaire observant minutieusement la couverture, les écritures, les cachets, la photo du document, relevant plusieurs fois la tête comme s’il lui paraissait vraiment incongru qu’une jeune Française de 17 ans s’aventure seule dans un pays comme le sien. Il secoua presque imperceptiblement la tête, empoigna le tampon libérateur et l’appuya dans un élan autoritaire sur le papier. D’un geste rapide je remis mon passeport dans ma poche, comme pour le protéger et osai regarder autour de moi.
Je vis pour la première fois ce qui allait faire ma vie et je ne le savais pas encore ! Un désordre rassurant laissait entrevoir un espace limité mais instinctif de liberté : des sacs, des ballots en très mauvais état partout, des militaires avec le mégot à la bouche, des enfants endimanchés pour venir chercher un parent éloigné, des vieux en costume traditionnel. La famille qui m’attendait ne savait rien de moi. Je ne savais pas encore qu’ils me reconnaîtraient facilement : j’ étais tellement différente d’eux ! La différence, c’est le mot essentiel, la clef de l’existence. Moi aussi, je les reconnus de suite : Kati, 19 ans et son père Miklós. Elle, une grande brune aux yeux bleus, un peu molle, un peu grasse, un peu lourde, très souriante et toute excitée de voir arriver chez elle une gamine qui vient de l’Ouest. Lui, petit et rondouillard sembla plus inquiet que sa fille ou simplement indifférent : le professeur d’université, physicien reconnu appartenant à l’élite intellectuelle et politique du pays en a vu d’autres !
Je ne savais rien de ce pays, mais fis confiance instinctivement à ma curiosité. Embarquée dans une 404 Peugeot comme on en voyait partout en France mais luxe inouï dans ce pays à cette époque, je fis le trajet jusqu’à la maison en écoutant Kati me décrire le programme des deux semaines à venir. Dès le premier mot, je fus frappée par l’accent hongrois qui me semblait venir d’une langue ouverte, douce et rugueuse à la fois, laiteuse, pleine de « e » et de « a » prononcés de différentes manières et de « r » roulés comme de gros bigoudis. Nous fûmes accueillis par Baba dans un petit appartement du quartier chic de Pest dans Váci utca. La communication se faisait en Français donc avec Kati, en Allemand avec ses parents.
La vie était agréable à Budapest, la « baraque la plus joyeuse » du camp communiste comme aiment toujours le dire les Hongrois ! Je ne portai d’ailleurs aucune attention aux différences qui devaient alors forcément exister entre ces deux pays, la France et la Hongrie. Ces vacances promettaient d’être belles. J’étais entourée et même choyée par Baba et Kati, reconnaissantes peut-être d’avoir par mon intermédiaire une ouverture vers le monde idéalisé qu’était l’Europe de l’Ouest. Miklós passait ses journées enfermé dans son bureau, Baba se chargeait de l’intendance, Kati et moi menions la belle vie : sorties au musée, au cinéma, au zoo, buli chez des amis. Cette incursion dans la vie d’une famille hongroise me surprenait et remettait beaucoup de choses en question. L’universalité de mon mode de vie ! En 1973 à 17 ans, j’ étais privilégiée de pouvoir connaître autre chose qu’un environnement immuable.
L’appartement de Baba et Miklos était un « grand » appartement de 70m², grand pour une famille de 4 personnes dans ce pays communiste où les appartements communautaires existaient encore. Pas de pièce dédiée spécialement à une fonction : les 3 pièces étaient tout à la fois au moins salon et chambre, la plus grande servait en plus de bureau à Miklós et était encombrée de meubles de style « koloniál » , le style must de l’époque dans la nomenklatura. En arrivant dans cet endroit, je me demandai avec inquiétude où j’allais dormir. Dans la cuisine une petite gazinière en tôle émaillée aux pieds baroques jouait le premier rôle, la petite cafetière italienne se chargeait du second. J’observai vite que la vie en société respectait des habitudes, presque des rituels qui avaient gardé une grande importance malgré le passage au communisme. Ou peut-être justement à cause de lui. Le chapeau pour les dames, le baisemain, la politesse des messieurs, le « cognac napoléon », le rite de l’eszpreszó côtoyaient d’une façon anachronique les comportements sociaux exigés par la ligne du parti.
C’est dans cet environnement que je rencontrai mon futur mari.