Il y a quarante ans : la Charte 77 et la dissidence tchécoslovaque

La proclamation, le 1er janvier 1977, de la déclaration constitutive de la Charte 77 constitua probablement l’évènement le plus important de l’histoire tchécoslovaque entre le Printemps de Prague de 1968 et la Révolution de velours de 1989.

En effet, suite au processus de démocratisation en vue de créer un socialisme à visage humain, les troupes du Pacte de Varsovie envahirent le territoire tchécoslovaque le 21 août 1968 ; puis, le 17 avril 1969, Gustáv Husák remplaça Alexander Dubček à la tête du Parti communiste tchécoslovaque et mit en œuvre le processus de « normalisation », selon l’euphémisme qu’employait à l’époque la bureaucratie pour qualifier la mise au pas de la société tchécoslovaque. Cette dernière rentra alors dans une phase de léthargie, que les signataires de la Charte 77 tentèrent d’interrompre.

La Charte se voulait « une communauté informelle, libre et ouverte d’hommes et de femmes de profession, de confession et de convictions diverses, unis par la volonté de s’employer, individuellement et collectivement, à faire respecter, chez nous et partout dans le monde, les droits de l’homme et du citoyen ». Elle était issue d’un groupe qui s’était constitué contre les poursuites en justice du groupe de musique populaire Plastic People : ses membres demandaient au gouvernement de respecter les engagements démocratiques de l’acte final du Processus d’Helsinki qu’il avait signé le 1er août 1975. Certains parmi les plus grands noms de l’intelligentsia et de la politique de l’époque en furent signataires : je n’évoquerai que deux de ses porte-parole, le dramaturge Václav Havel et le Ministre des Affaires étrangères sous le Printemps de Prague, Jiří Háyek.

Un livre paru peu après, et traduit en français sous le titre Douze Femmes à Prague, évoque le monde des signataires de la Charte et offre un reflet saisissant du monde des démocraties populaires d’alors. Son auteure, elle-même signataire de la Charte, rencontre douze personnes signataires de la charte ou membres du Comité de défense des personnes injustement poursuivies (le VONS selon les initiales en tchèque).

Le titre français évoque l’angle féministe ; ainsi, l’une des femmes interrogées dit qu’« avant de se mettre à me lire, les hommes manifestent une sorte de condescendance typiquement masculine » alors qu’une autre dénonce la dureté des tâches du ménage.

Mais cet aspect s’efface dans le livre derrière celui de la résistance à la répression, qui pouvait être très dure ; en témoigne le décès du philosophe Jan Patočka, porte-parole de la Charte, le 13 mars 1977 à l’issue d’un interrogatoire de police particulièrement long. Une militante évoque le procès de 1972 – quatre à Prague, cinq à Brno – qui prononça cinquante condamnations et dix grâces contre des opposants à la normalisation.

Mais ce qui frappe dans le récit des militantes, c’est le caractère le plus souvent insidieux de la répression – une répression mesquine, comme il y avait l’apartheid mesquin en Afrique du Sud à la même époque. Telle vedette du journalisme se voyait contrainte de devenir employée de ménage ; telle autre se voyait ostensiblement suivie par deux policiers en civil, à tout instant de la journée, jusqu’à sa maison de campagne ou encore les enfants d’une autre étaient interdits d’études malgré un parcours brillant. La police a par ailleurs accusé une vedette pop qui avait rencontré Alexander Dubček d’avoir joué dans des films pour adultes – selon un montage grossier, extrait d’un film érotique danois ; telle autre est déchue de la nationalité tchécoslovaque après son départ pour l’Allemagne de l’Ouest. Bien évidemment, la résistance à cette répression requiert un courage de tous les jours.

La figure la plus marquante est sans doute celle de Gertruda Sekaninova-Cakrtova, qui fut avocate communiste dans l’Entre-Deux-Guerres, séjourna au camp de Theresienstadt (aujourd’hui Terezín, en République tchèque) de 1942 à 1944 et qui, devenue membre du Parlement au mois d’octobre 1968, fit partie des quatre députés qui votèrent contre le « stationnement temporaire des troupes soviétiques sur le territoire tchécoslovaque » (dix autres s’abstinrent). Elle fut ensuite exclue du Parlement et signa la Charte.

Un élément malheureux m’a frappé, l’isolement des militants. La Police l’entretenait, par exemple en recommandant aux parents d’interdire à leurs enfants de fréquenter les enfants de dissidents.

Mais l’isolement des militants n’est pas que moral, il est aussi sociologique : toutes les personnes interrogées, en effet, font partie de l’intelligentsia et sont universitaires, journalistes, artistes, avocates, etc. Le livre n’évoque jamais les milieux populaires, et la Charte ne contient pas de revendication sociale.

Dans la Pologne voisine, par contraste, des intellectuels s’étaient constitués en rassemblement de soutien aux ouvriers victimes de la répression qui a suivi l’émeute de la ville de Radom, en 1976 – ce qui annonçait le soulèvement des chantiers navals de Gdańsk, en 1980, et l’apparition au grand jour de la figure de Lech Wałęsa.

Quoi qu’on pense des options politico-religieuses de ce dernier, et de son parcours subséquent au service de la réaction, on ne peut nier qu’il fut le leader d’un mouvement de masse qui agita la société polonaise de manière très profonde. Le contraste avec l’isolement social des signataires de la Charte est à cet égard frappant.

Les signataires n’en restent pas moins celles et ceux qui, comme le dit l’une des femmes du livre, ont « montré, désigné avant tout la voie à suivre pour sortir du bourbier moral qui s’était mis à grandir dans la société après 1970. » C’est un mérite énorme… malgré des limites énormes.

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Le texte de la Charte77 : http://www.cairn.info/revue-tumultes-2009-1-page-389.htm