Voyage à Prague en mars 1990

Je ferai exceptionnellement une infidélité à « ma ville », Budapest, pour évoquer mon premier séjour à Prague en mars 1990, quelques mois après la révolution de velours.

On pouvait encore à cette époque-là acheter à Budapest chez Čedok, l’organisme officiel en charge de la promotion touristique de la Tchécoslovaquie un « paquet » comprenant les visas, le voyage en train, l’hôtel et des tickets pour prendre des repas dans une liste attitrée de restaurants de la vieille ville. De mémoire, tout compris, le paquet pour trois nuits et quatre jours sur place coûtait dans les 300 francs français pour deux personnes ce qui était dérisoire. Pour ce prix-là, nous logions à l’hôtel Ambassador qui avec l’hôtel Paris (où nos tickets nous permettaient de prendre des repas) était ce qu’il y avait de mieux à Prague qui n’était naturellement pas le haut-lieu du tourisme qu’elle est devenue.

C’est en découvrant la Tchécoslovaquie quelques semaines après la chute du régime communiste qu’on pouvait mesurer à quel point la Hongrie était la baraque la plus gaie du camp. Quelques petits détails surprenaient le touriste occidental comme ce cordon à l’entrée des restaurants derrière lequel il convenait d’attendre l’arrivée d’un serveur qui faisait tout pour vous faire croire qu’il était le seul à vous autoriser à entrer ou non dans l’établissement. Le sourire était rare et la maîtrise de langues étrangères inexistante.

Il n’en demeure pas moins que la ville était un enchantement. Rétrospectivement, je considère comme un luxe inouï d’avoir pu déambuler en solitaire ou presque sur le Pont Charles. Je me souviens aussi que durant notre séjour, nous pûmes de manière complètement impromptue assister à des concerts de musique de chambre dans des endroits tous plus beaux les uns que les autres, au Dům u kamenného zvonu un bâtiment gothique) ou sur la Staroměstské náměstí (Place principale de la vieille ville) par exemple.

Ce séjour reste toutefois gravé dans ma mémoire pour une mésaventure qui m’est arrivée et qui en dit long sur l’ambiance de l’époque. Je devais justement assister à un concert et en ayant un peu de temps à tuer, je décidai de rentrer boire un thé au café Europa sur la Václavské náměstí dont la magnifique façade incitait à la visite. En cette fin d’après-midi, un pianiste assurait l’ambiance musicale. Il fallait donc payer une somme modique pour pouvoir entrer, ce que je fis. Je pris place et tentai de commander un thé. La serveuse pourtant semblait faire la sourde oreille. Après 3 ou 4 essais, un maître d’hôtel vint à ma table et m’indiqua dans un allemand approximatif que je ne serai servi que si je mettais mon manteau que j’avais négligemment laissé poser sur le dossier de ma chaise, au vestiaire payant prévu à cet effet. Je lui expliquai que je n’allais rester qu’un petit quart d’heure et que mon manteau ne me gênait pas. Ces arguments ne semblaient pas lui convenir. Je décidai donc de quitter le café sans avoir consommé et c’est là que je commis l’impensable.

Était-ce par bêtise, par pingrerie ou tout simplement parce que j’étais vexé de ne pas avoir pu prendre un thé dans ce bel endroit, je m’approchai de la dame qui vendait les tickets d’entrée et lui réclamai d’être remboursé. Il ne s’agissait que de quelques centimes mais j’en fis vite une question de principe. Le ton monta et n’obtenant pas satisfaction, je quittai l’établissement en claquant la première porte vitrée. Je fus rattrapé par le maître d’hôtel dans le sas d’entrée et il me ramena de force dans le restaurant. En claquant la porte, j’avais manifestement fait tomber une petite baguette en bois qui tenait une des vitres. La situation devint ubuesque avec l’arrivée moins de cinq minutes plus tard d’un homme en uniforme à la mine patibulaire. J’eus beau sortir mon passeport et réclamer de joindre mon ambassade, rien n’y fit.

Bien au contraire : le policier m’arracha mon passeport des mains et répéta en tchèque une phrase dont je compris qu’on me demandait 50 $ pour réparer la porte que j’avais dégradée. Comme je continuais à refuser en répétant en boucle le mot ambassade, le policier perdit patience. Il me prit vigoureusement par le bras, et me sortit de l’établissement. Il posa son pied sur le mien et me tenant au collet, me dit dans un allemand très correct, alors qu’il n’avait parlé jusqu’à maintenant qu’en tchèque: « Maintenant tu as le choix, soit tu paies les 50 $ soit tu passes la nuit en prison ! » Je dois dire que je n’avais pas trop envie de faire connaissance avec les geôles praguoises. Je payai donc les 50 $ ce qui me permit de récupérer mon passeport et je m’enfuis sans demander mon reste.

Cette mésaventure n’a pour rien au monde eu d’influence sur ma fascination pour la capitale tchèque. J’ai même failli y déménager à deux reprises et c’est chaque fois avec un réel plaisir que j’y retourne. Force est de constater que l’ambiance a changé. Prague, comme Budapest, s’est métamorphosée en 25 ans et je dois dire que je suis un peu nostalgique de la quiétude qui régnait dans la ville avant qu’elle ne devienne cette destination en vogue.

Philippe Gustin

Haut-fonctionnaire

Ancien ambassadeur de France en Roumanie.