En périphérie, Havanna a un cœur

Havanna Lakótelep est un quartier debout, barres d’immeubles en béton dressées côte à côte, 16 000 âmes s’y côtoient. Loin du centre-ville, les habitants ont le sentiment d’être en marge, l’image de cette périphérie dangereuse et pauvre leur colle encore à la peau. László et Krisztina, à la tête de l’association Kösösség, Érték, Lehetőség, ont décidé de reprendre la main. À travers leurs yeux, c’est le quartier qui prend vie.

Cet article a été publié sur la page Facebook du Budapest Kultur Lab, sur laquelle vous pouvez retrouver toutes les productions des étudiants du master 1 de l’Institut de journalisme de Bordeaux-Aquitaine (IJBA), en immersion à Budapest du 8 au 16 mai 2017.
Krisztina, László et son père sont connus comme le loup blanc. Les poignées de main et les discussions sont nombreuses. © Raphaëlle Chabran

La poignée de main est timide mais amicale, László et Krisztina nous retrouvent devant le marché de Havanna, installé sur un parking en béton au pied des tours. Les étals sont minimalistes, les clients nombreux, jeunes et moins jeunes tendent la main pour attraper légumes et fruits de saison ou se courbent pour sentir les bacs remplis d’épices. Les grands-mères se hissent sur la pointe des pieds pour attraper la monnaie rendue par la bouchère, qui a suspendu les saucissons secs aux crochets de sa boutique ambulante.

Originaires du quartier, László et Krisztina nous guident chez leurs producteurs fétiches, « on achète toujours notre viande ici, ce sont des produits frais et on sait d’où ça vient ». Zoli, le boucher élève ses porcs dans les pâturages des montagnes Pilis, au nord de Budapest. Il vend depuis des années ses produits sur ce marché. Le père de notre guide nous rejoint, homme à tout faire, il échange ses bons services contre de la viande fraîche. Il se souvient de l’époque des prix à la sauvette, de la pauvreté aiguë des habitants, immobilisés par le régime communiste. Aujourd’hui, il nous l’assure, « on vit beaucoup mieux ici ».

À Havanna le marché a une véritable fonction sociale. © Claire Thoizet
La bouchère teste une nouvelle recette auprès des clients. Elle attend leur avis avant de la vendre. © Claire Thoizet

Les prix de l’immobilier ont même explosé. László et Krisztina sont jeunes, ils ont 25 et 28 ans et sont déjà propriétaires depuis deux ans. Ils ont acheté leur appartement 8 millions de forints (env. 25 000 euros), depuis sa valeur a doublé. La situation a bien changé depuis 2008, depuis la grave crise immobilière qu’a traversé la Hongrie. De nombreux habitants avaient contracté des prêts en francs suisses et les différents chocs boursiers avaient fait grimpé les taux des emprunts. En novembre 2015, Viktor Orbán fait voter une loi qui protège les Hongrois souhaitant emprunter en devises étrangères.

Mais tout le monde n’est pas logé à la même enseigne, en levant la tête, certaines barres d’immeubles ont été rénovées, d’autres sont dans un état lamentable. Les balcons sont rouillés, le crépis abîmé et certains logements ne possèdent même pas de chauffage individuel. Après l’explosion du bloc communiste en 1991, les logements ont été privatisés. László précise que les immeubles des plus pauvres et de ceux qui ont des retards de paiement ne sont pas rénovés. La vétusté comme « punition », selon lui.

Krisztina voulait être graphiste, elle bosse finalement dans un call center pour une compagnie d’assurances. © Raphaëlle Chabran

Situé dans le 18ème arrondissement, au sud-est de la capitale, le centre-ville est à une heure de transports. Les grandes avenues qui délimitent la zone sont bordées par des commerces en tout genre, Kritsztina en profite pour aller acheter une bouteille de pálinka dans le supermarché le plus proche. Le bus 136E fait les allers-retours entre la ligne de métro 3 et la rue principale. L’aménagement urbain est minimal, les nids de poules émaillent le goudron mais les rues sont propres et les espaces verts adoucissent cette forêt urbaine. László pointe du doigt les caméras de surveillance juchées en hauts de poteaux. « Depuis qu’elles ont été installées, le quartier est beaucoup plus sûr. Tout n’est pas résolu, il y a encore des dealers et de la violence mais ça va beaucoup mieux. »

“Havanna n’est pas invivable.”

Dans les années 1980, les drogués se mêlaient aux mafieux ukrainiens. Havanna se traîne encore cette sale réputation. Pourtant, en arpentant l’avenue qui part du marché, László nous parle d’un lieu agréable à vivre, où les activités sont nombreuses. Les trottoirs sont bordés de jardins ouvriers, entretenus avec soin. Une bourse aux vêtements se termine dans la rue qui mène à l’immeuble de la famille.

Au onzième étage, une cigarette à la main Krisztina profite de la vue. « Le soir, c’est beaucoup plus agréable », explique-t-elle. « On voit l’aéroport au loin et les lumières de la ville. » Mais à 11 heures du matin, sous une pluie fine, c’est plutôt sur une vaste ligne de béton que l’on pose son regard. Entre son immeuble et cet horizon qui lui fait face, il y a l’école maternelle d’Ákos, son fils de quatre ans. Le bâtiment de plain pied dénote avec la grisaille des immeubles, les murs jaunes sont tachetés de triangles de couleurs vives.

« À Havanna, c’est la débrouille. »

Ce sont ces petits riens qui ont donné naissance à l’association Kösösség, Érték, Lehetőség il y a quelques années : armés de bonne volonté, le couple et des amis entament quelques rénovations, plantent des arbres, repeignent des murs. Ils décident ensuite de fédérer leurs actions et créent l’association. Pour la jeune femme, aider les gens qui sont dans le besoin est ce qui compte le plus dans sa vie, juste après son fils. « J’ai envie d’aider les autres, ça me fait du bien de me sentir utile. Un jour une femme est venue nous demander de la nourriture. Elle avait quatre enfants, et un cancer. Avec László et un ami, on s’est cotisés pour aller faire des courses. »

La population rajeunit car la tradition veut que les anciens s’en aillent vivre à la campagne et lèguent leur appartement à leurs enfants. Et ainsi de suite. La priorité de l’association c’est donc la jeunesse. La trentaine de bénévoles proposent de l’aide pour préparer le bac car Havanna est en dessous de la moyenne nationale de réussite à l’examen. Plusieurs projets ont reçu d’importantes subventions de l’Union européenne. Krisztina est ravie mais surprise que l’on « porte tant d’intérêt à un quartier comme le sien ». Malgré la vitalité de leur structure, l’avenir est incertain, en ce moment, leurs locaux sont hors service les contraignant à se retrouver les uns chez les autres. « Les gens comptent sur nous, ils seraient déçus si on devait arrêter. »

Krisztina n’a pas eu une enfance facile. Aujourd’hui, se rendre utile lui fait du bien. © Raphaëlle Chabran

« Je me sens privilégiée par rapport aux autres ». Le couple vit avec 1 300 euros par mois. Leur appartement de 52 mètres carrés a tout le confort nécessaire : une cuisine équipée, un écran plat et deux chambres. Pendant que nous discutons, Ákos joue devant l’ordinateur. Mais l’immeuble n’est plus tout neuf. « En juillet, sur le balcon il fait 40 degrés, à l’intérieur ça peut monter à 50 degrés. Mais cet été il vont rénover, et on aura la clim. » Son mari sert les verres de pálinka, « celle là est aux macarons à la pistache, elle est plus sucrée et moins forte, seulement 30° ». Certains de leurs voisins produisent eux-mêmes leur pálinka, avec des alambics domestiques. « À Havanna, si tu cherches un peu, tu trouves tout. »

Après avoir servi des gâteaux et du fromage de tête, le couple trinque et continue à raconter son quartier. « La ville nous a un peu abandonné, alors ce sont les habitants qui s’occupent de tout. On a un bon contact avec la mairie, mais elle ne fait pas les choses comme on le souhaiterait. On préfère monter nous mêmes nos projets », explique László. A Havanna, on n’est jamais mieux servi que par soi-même.

À 11 heures du matin, l’apéro est déjà servi autour d’un verre de palinka. © Raphaëlle Chabran
Pour Krisztina il n’y a que sa famille qui passe avant l’association. © Raphaëlle Chabran
La poignée de main timide est oubliée, László se détend. © Raphaëlle Chabran

Selon Krisztina, il y a une vraie force de la communauté à Havanna. « Rien à voir avec le centre-ville, beaucoup plus froid. Là-bas, c’est que du business, personne ne se parle. J’aime mieux vivre ici » renchérit László. Ákos chantonne en anglais devant des vidéos Youtube. Son père est très fier de lui. « J’espère qu’il aura un bon travail plus tard, s’il parle anglais, c’est sûr qu’il s’en sortira. J’aimerais qu’il apprenne le chinois aussi. » L’espoir n’est pas vain, un des lycées du quartier est classé dans les dix meilleurs de Budapest.

Sur le frigidaire, les dessins de leur fils sont fixés par des magnets du Fidesz, le parti au pouvoir. La complicité du jeune couple ne fait pas de doute, mais quand il s’agit de parler de politique leurs opinions divergent. László attaque sans détours la politique sociale et migratoire du Premier ministre Orbán. Krisztina, à l’autre bout de l’appartement l’interpelle : « Tu ne peux pas défendre tous les migrants. L’autre fois j’ai vu un reportage, une jeune femme profitait des aides de l’Etat et les envoyait à l’étranger à son mari. » Le débat est clos.

Certains arbres ont été plantés il y a 80 ans. © Claire Thoizet
Le quartier se rénove peu à peu. Certains immeubles des années 1970 restent insalubres. © Raphaëlle Chabran
Dans le schéma urbain, les commerces étaient installés directement au pied des immeubles qui comptent le plus d’habitants. © Raphaëlle Chabran

Au bas des immeubles, beaucoup de commerces ont fermé, la propreté des parcs à jeux ne suffit pas à faire oublier le délabrement général. Au bout de la rue Havanna, de l’autre côté de la voie, on aperçoit des maisons avec jardins. Il y a une dizaine d’années une barrière séparait encore la cité dortoir du quartier résidentiel. La barrière n’est plus mais le fossé est creusé.

Raphaëlle Chabran

Journaliste en formation à l'IJBA