Naufragés sur la terre ferme de Hongrie

Au moment de réaliser ce reportage, à la mi-juillet 2015, les travaux de construction de la clôture n’avaient pas débuté, l’espace frontalier n’était pas militarisé et quelques centaines de migrants franchissaient chaque jour la frontière. L’article a été publié le 25 juillet 2015 dans La Libre Belgique (accès abonnés).

La « Grande Plaine » hongroise, aux confins de la Hongrie, de la Serbie et de la Roumanie, est particulièrement verdoyante et peuplée. L’entrelacs de petites exploitations céréalières, de serres où l’on cultive fruits et légumes, de bois et de tanya (les ranchs traditionnels de l’Alföld) offre un paysage bucolique, mais un terrain difficile pour évoluer clandestinement, dans la nuit.

Au petit matin, un groupe d’une trentaine de migrants vient ainsi de se faire cueillir par la police, quelques kilomètres à peine après la frontière. Agés de vingt à trente ans, ces jeunes Afghans sont exténués après une dizaine d’heures de marche. Certains d’entre eux marchent difficilement. L’opération se passe sans tension particulière, des bouteilles d’eau sont échangées avant de monter dans le camion de police.

Non loin de là, une femme tond la pelouse devant sa maison proprette, sans trop prêter attention à la scène. Elle la voit se répéter plusieurs fois par jour depuis de longs mois. Et elle en a plus qu’assez : « Il faut être ici pour comprendre ce qu’on vit. J’ai deux enfants de huit et dix ans, alors ça me fait peur de voir tous ces gens arriver, j’ai peur des maladies ».

Cette peur irrationnelle est la principale inquiétude des habitants de l’espace frontalier. Les migrants qui franchissent illégalement la frontière causent-ils autant de dégâts que le répète le gouvernement ? « Ils laissent leurs déchets derrière eux, des bouteilles en plastique, des couches pour bébés… »

Un vieil homme qui semble être son père renchérit : « L’adjoint au maire a dit hier qu’ils font beaucoup de dégâts dans les cultures ». C’était lors d’une conférence de presse au cours de laquelle plusieurs élus locaux ont appuyé le projet du parti conservateur et populiste du Premier ministre Viktor Orbán, qui a décidé d’implanter une clôture « anti-migrants » le long des 175 km de frontière avec la Serbie. Les travaux ont débuté et cette barrière devrait être opérationnelle fin novembre.

Pour passer en Serbie, mieux vaut éviter le passage international embouteillé par les Turcs d’Europe de l’Ouest qui rentrent au pays pour les grandes vacances, et emprunter un petit poste frontière ouvert douze heures par jour au trafic local. « Qu’allez-vous faire en Serbie ? Ah, journalistes ! Vous venez pour les migrants ? ! » Le douanier hongrois a visé juste.

Quelques centaines de mètres plus loin, trois jeunes hommes marchent en tongs le long de la petite route. Ils sont frais et dispos, souriants, et viennent d’acheter des fruits à un petit marchand au bord de la route.

« Euh… non, on n’est pas des touristes », répondent-ils, en proposant immédiatement des abricots. Ils ont fui la Syrie trois mois plus tôt, après une arrestation et quelque temps en prison. « Pas besoin de raison pour être arrêté en Syrie. On ne peut pas vraiment dire qu’on a pris la décision de partir, on n’avait simplement pas le choix », expliquent-ils.

Tous trois étudiaient le droit à l’Université de Damas. Ses deux compagnons d’infortune sont frères, explique Mohamad dans un très bon anglais. Comme les dizaines de migrants rencontrés ce jour-là, l’Allemagne sera, espèrent-ils, la fin de leur périple.

Pour ce trio, ce sera Hambourg ou Francfort. Mais pour le moment, ils marchent droit vers le poste frontière. Les policiers serbes n’ont aucun intérêt à les bloquer, mais ils pourraient avoir la mauvaise idée de donner à leurs collègues hongrois un signe de bonne volonté en les renvoyant à Belgrade illico.

C’est la crainte de Mohamad, qui décide finalement de passer par un chemin de terre au milieu des cultures d’arbres fruitiers. S’ils parviennent sans encombre en Hongrie, un ou deux jours de détention les attendent, avant d’être remis à l’Office de l’Immigration qui leur assignera un des centres de réfugiés – déjà pleins à craquer – dans l’attente que la procédure d’asile suive son cours. « Après la prison en Syrie, on pourra le supporter ! Vous pensez que ça pourrait me servir de montrer ma carte de l’Onu à la police ou il vaut mieux que je la cache ? », interroge Mohamad, en échangeant son pseudo Facebook.

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Le vendeur de fruits n’a pas l’air franchement hostile à cette nouvelle clientèle. « Ils ne font pas vraiment de dégâts, ils se comportent bien », glisse-t-il. Mais il attend tout de même le mur promis par le gouvernement hongrois « parce que sinon ce sont des millions de gens qui vont arriver ici ».

Pas de dégâts ? Ce n’est pas l’avis de cette femme d’une soixantaine d’années, forte en gueule, et qui est propriétaire de l’exploitation d’arbres fruitiers que Mohamad et ses compagnons ont traversé quelques minutes plus tôt. « Vous voyez là, la clôture, ils déplacent les fils pour passer à travers ! Et ensuite les animaux entrent par le trou », fulmine-t-elle, dans un mélange de hongrois et de serbe. Le dommage occasionné n’est pourtant pas si évident… « Je me suis plainte à la police, mais leur solution c’est que j’ouvre ma clôture pour les laisser passer ! Tout le monde s’en fout de toute façon ! »

Inutile de dire qu’elle appelle la clôture de ses vœux : « Qu’ils la fassent au plus vite ! Comme dit Orbán, on n’ouvre pas la porte de sa maison à des étrangers ».

« Un grillage assez haut pour les sangliers, mais pas pour les migrants »

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Asotthalom est un endroit clé sur la frontière, côté hongrois. Quatre ou cinq cents personnes, en moyenne, arrivent chaque jour dans ce gros bourg de quatre mille habitants, après avoir bravé les bois, les zones marécageuses et les moustiques qui mènent la vie dure aux clandestins.

Au niveau de cette commune, la moitié des seize kilomètres de frontière avec la Serbie sont grillagés. C’est assez pour les bêtes sauvages, mais pas assez pour stopper les migrants, déplore István Fackelmann, le maire adjoint. Son équipe d’une vingtaine d’hommes – gardes champêtres et gardes civils – est loin de faire le poids pour contrôler cette portion de la frontière Schengen qui est, selon lui, « une passoire ». Ils sont fatigués par les heures supplémentaires de patrouille pour localiser les immigrants et les tenir à l’œil jusqu’à l’arrivée de la police. D’autant qu’il faut en plus faire la chasse aux criminels qui ont repéré l’aubaine. « La semaine dernière nous avons arrêté des trafiquants. Il y avait seize personnes dont des enfants entassés dans un Combi Volkswagen, par 40 degrés », affirme-t-il.

« Qu’est-ce qu’ils viennent chercher ici ? Pour aller en Europe de l’Ouest, ils n’ont qu’à prendre l’avion », lance M. Fackelmann.

« Mais ils n’ont pas de papiers. »

« Alors qu’ils n’enfreignent pas la loi en traversant la frontière. »

« Il y a la guerre chez eux…»

« Et ce sont aux gens d’ici de payer ? Qui a mis la pagaille en Syrie, en Afghanistan, en Irak ? C’est aux responsables de régler cette situation ! L’Europe, elle ne fait rien ! »

Pour le maire adjoint, il faut revenir aux frontières nationales car les migrants menacent de faire disparaître les nations européennes. « Bien sûr, nous les traitons avec loyauté et humanité et nous sommes désolés pour eux », lâche-t-il tout de même à la fin de l’entretien.

« On en a ramassé 375 »

Vincze, le garde champêtre d’Asotthalom, s’excuse de son retard : il était sur la piste de passeurs. Lui, sa tenue camouflage et son arme de poing n’auraient de toute façon pas pu faire grand-chose contre les groupes mafieux qui sévissent déjà depuis de longues années sur la frontière et qui ont rapidement mis la main sur le business juteux consistant à convoyer les migrants jusqu’à Budapest, ou plus loin.

Il a localisé un groupe d’une trentaine de clandestins et attend l’arrivée de la police. Beaucoup se sont endormis dans l’herbe, harassés, tenaillés par la faim et la soif. « Vous nous emmenez en voiture ? Non, je plaisante, je sais bien que vous n’avez pas le droit. Moi quand je serai en Allemagne j’aurai une plus grosse voiture que ça ! », s’amuse quand même l’un d’eux.

Un couple passe dans une vieille Lada et s’arrête pour échanger quelques amabilités avec le garde champêtre, qui lance à la femme : « Hey, tu veux pas en prendre un avec toi ? C’est le moment où jamais d’échanger ton bonhomme ! » Tout le monde rigole, les Afghans ronflent… Et le bus de la police arrive. On les fait monter un par un après une fouille. Une femme avec un enfant dans les bras refuse de s’avancer, elle redoute d’être séparée du reste de sa famille. « Mais non, vous partez tous dans le même bus, on doit juste vous fouiller pour être sûr qu’il n’y a pas d’armes ou de couteaux », promet en anglais un policier, avec un ton plus las et agacé qu’agressif.

A 8 heures du matin, quelques vieillards sirotent un verre à la terrasse d’un troquet dans le bourg, en regardant passer une famille qui a fui les Talibans dans le nord de l’Afghanistan. Le jeune serveur voit passer tous les jours « des jeunes, des familles, parfois avec des bébés de quelques mois ». Ils veulent rejoindre Budapest, à 200 km au Nord, traverser le pays et poursuivre vers l’Ouest au plus vite mais, totalement démunis, n’ont aucune idée de comment s’y prendre. Un kilomètre plus loin, la police les fera monter dans le bus, avec les autres groupes à la dérive.

De retour à la mairie, le garde champêtre rend compte au maire adjoint : « On en a ramassé 375 ». Arrestation, détention, assignation en centre d’accueil… La Hongrie est éprouvante pour les migrants, mais la grande majorité d’entre eux arrivent à reprendre la route vers l’Allemagne après quelques jours. C’est en partie grâce aux bénévoles qui – face à la propagande xénophobe du gouvernement hongrois et face à l’inaction de l’Union européenne – se mobilisent par centaines aux points stratégiques du pays pour leur venir en aide.

Corentin Léotard

Rédacteur en chef du Courrier d'Europe centrale

Journaliste, correspondant basé à Budapest pour plusieurs journaux francophones (La Libre Belgique, Ouest France, Mediapart).

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