Les intellectuels au secours de György Lukács

Sa statue, son nom, son appartement… Tout doit disparaître ! György Lukács est LE philosophe marxiste à gommer de l’histoire culturelle du pays depuis l’accession au gouvernement de Viktor Orbán. Rencontre avec Ádám Takács, membre de la Fondation György Lukács et fervent défenseur de la mémoire intellectuelle du pays.

Cet article a été publié sur la page Facebook du Budapest Kultur Lab, sur laquelle vous pouvez retrouver toutes les productions des étudiants du master 1 de l’Institut de journalisme de Bordeaux-Aquitaine (IJBA), en immersion à Budapest du 8 au 16 mai 2017.
« Sauver les archives c’est sauver l’indépendance de la recherche hongroise et conserver un lieu qui respire l’histoire, un musée. » Ádám Takács

C’est au 2 quai de Belgrade au cœur du très prisé 5 ème arrondissement, face au Danube et au Gellért-hegy, que György Lukács s’est installé en 1945. Une situation idéale, pour ce philosophe majeur de Hongrie, reconnu pour ses théories sur « l’ontologie sociale et la conscience de classe ». Depuis sa mort en 1971, son appartement est resté intact et accueille curieux et chercheurs du monde entier sous un nouveau nom : les Archives György Lukács. Ádám Takács est fier de nous ouvrir la porte d’entrée. Fin avril, ce professeur de philosophie à l’université Lóránd Eötvös était à la tête d’un colloque autour de l’héritage des travaux de Lukács. « Des intellectuels du monde entier étaient présents pour défendre l’intérêt qu’ont toujours les œuvres de Lukács. Ils ont protesté contre son boycott en Hongrie ! ».

« Avant 2015, il y avait en permanence huit à dix chercheurs dans l’appartement. C’était un bouillon d’idées. Mais depuis les menaces de fermeture, il n’en reste plus que deux. » Ádám Takács
Bye Bye Lukács

Il faut dire que l’héritage du penseur hongrois a rapidement souffert de l’arrivée au pouvoir de Viktor Orbán. En 2015, l’Académie des Sciences décide de fermer les Archives Lukács. Son président, László Lovas s’explique :« L’appartement a besoin de rénovations que l’Académie ne peut pas financer. En l’état il n’est absolument pas propice à la bonne conservation des manuscripts» . En d’autres termes : fermer l’appartement, non, mais le vider de tout ce qui le rend unique pour le déplacer dans la bibliothèque de l’Institut de Philosophie, oui !

Pourtant pour Ádám cela ne fait pas de doute, « la véritable raison est politique ! ». Le régime conservateur orbanien impose depuis quelques années un nouveau récit de l’histoire nationale. Les figures de gauche, piqûres de rappels du passé soviétique et communiste du pays, ne sont bien sûr pas les bienvenues. Les statues doivent tomber et l’histoire arrangée au profit de nouveaux héros nationaux. Un premier pas a été franchi en avril dernier lorsque la statue du philosophe a été retirée du parc Szent-István de Budapest à la demande du parti d’extrême droite « Jobbik ».

A la chute de l’URSS en 1993, nombreux sont ceux qui ont voulu s’attaquer à l’appartement du penseur marxiste. La plaque disposée à l’entrée des archives n’y a pas échappé.
Un personnage controversé

« György Lukács est un personnage exceptionnel, c’est le seul philosophe hongrois témoin et acteur de toutes les grandes révolutions de l’Europe de l’Est au XXe siècle ». Parsemées de moments de gloire et de crises, la vie et la carrière du philosophe sont à l’image de cette période mouvementée. En 1918, alors qu’il rêvait d’une carrière européenne en Allemagne aux côtés des plus grands penseurs, il se passionne pour l‘idéologie marxiste et participe à la révolution communiste en Hongrie. Après la chute de République des conseils de Hongrie en 1919, il s’exile dans l’Allemagne en proie au fascisme puis dans la Russie soviétique. Lorsqu’il revient en Hongrie c’est tantôt en tant qu’idéologue du Parti Communiste tantôt en tant que ministre de la culture du gouvernement antistalinien. Une position ambiguë qui lui vaudra l’interdiction de tout statut public et une expulsion du Parti Communiste.

« Lukács n’a jamais accepté le communisme officiel en Hongrie »

« Supprimer Lukács c’est supprimer notre passé »

Et c’est parce que Lukács reste un témoignage majeur historique politique et social que la résistance intellectuelle s’est enclenchée. Une pétition lancée par des intellectuels du monde entier l’an dernier sur internet a permis de stopper la fermeture des archives. Et depuis trois mois, Ádám Takács et treize autres universitaires hongrois se battent pour que les chercheurs continuent à travailler dans l’antre du philosophe. Ils ont crée la Fondation György Lukács pour défendre les intérêts des archives et négocier avec l’Académie des Sciences. Pour Ádám, supprimer la mémoire du penseur reviendrait à supprimer le passé hongrois. « Une nation qui supprime son passé est condamnée à répéter les mêmes fautes. »

Dans les années 50, Lukács était un personnage influent pour la pensée communiste française. Sa correspondance avec Marleau-Ponty suite à son ouvrage critique « Existentialisme ou marxisme » fait partie des trésors du lieu.
Une affaire académique

Aujourd’hui les négociations ont donné lieu à la création d’un fond d’intervention financé par des mécènes pour permettre à la Fondation de racheter l’appartement du penseur. Si le chemin est encore long, les premiers résultats apparaissent : la demande d’une députée Jobbik de bannir le nom « Lukács » de l’espace public à été rejetée majoritairement par l’Académie des Sciences. Une chose est sûre pour Ádám, le bilan du philosophe et l’évaluation de son oeuvre n’ont rien à faire sur le terrain politique. « György Lukács n’a jamais renoncé à se révolter, à évoluer dans sa pensée comme évolue le contexte politique. Aujourd’hui en Hongrie on bloque ces évolutions. Le gouvernement impose un esprit autoritaire et anti-démocratique qui me fait dangereusement penser au Parti Communiste de l’époque. ».

Crédits photos : Audrey Morard

Nérissa Hémani

Journaliste en cours de formation à l'IJBA