En Hongrie, ces sexagénaires qui se tuent au travail en rêvant de la retraite

Dans la Hongrie « illibérale », l’allongement de l’âge légal du départ à la retraite à 65 ans n’a pas épargné ceux qui exercent des métiers pénibles. Qu’ils soient ouvriers, artisans, postiers ou agriculteurs, ces sexagénaires nés après 1957 devront encore attendre quelques années avant de pouvoir toucher leur pension. Malgré la fatigue, les rhumatismes et les blessures. Reportage dans un coin de la campagne hongroise.

Reportage publié le 5 juillet 2018 dans Abcúg sous le titre « Belerokkannak, míg elérik a nyugdíjt ». Traduit du hongrois par Ludovic Lepeltier-Kutasi.
Photo : András D. Hajdú

József a 62 ans et est agent d’entretien. Il ne supporte plus son travail ni nerveusement ni physiquement ; au bout de trois-quatre heures il est déjà fatigué. István a 59 ans et exploite huit hectares de vigne à côté de son travail de maçon, mais il a de plus en plus de mal à monter dans son tracteur. Zoltán travaille comme facteur à 56 ans et sillonne les routes toute la journée sur son vélo et s’enrhume facilement quand vient le froid.

Selon une récente étude de l’OCDE, l’âge légale de départ à la retraite à 65 ans ne suffit déjà plus pour que les jeunes travailleurs surviennent aux besoins d’une société vieillissante. En Hongrie, il faudrait ainsi repousser cet âge à 72 ans. Mais l’allongement de 60 à 65 ans est déjà beaucoup, surtout pour celles et ceux qui effectuent encore un travail physique la soixantaine venue.

« L’allongement de l’âge de départ à la retraite a un impact très négatif sur ceux qui font un travail physique. Par ailleurs, cet âge légal est d’autant plus abrupt qu’il n’est pas possible de renoncer à une partie de sa pension pour pouvoir partir en retraite plus tôt », nous explique Tivadar Dezse, spécialiste des droits des retraités.

Dans bien d’autres pays il est possible de prendre une retraite anticipée à taux réduit.

A 55-60 ans, le travail physique n’est pas uniquement freiné par la fatigue, mais également pas des maladies de plus en plus fréquentes ou encore des interventions médicales diverses. La plupart des Hongrois n’ont pas suffisamment d’épargne pour pouvoir vivre les dernières années de leur vie sans travailler. Quand bien même l’on atteint l’âge légale de départ à la retraite, il n’est pas assuré – c’est un euphémisme – que la pension suffise à vivre, ce qui fait que beaucoup doivent travailler y compris après 65 ans. Y arriveront-ils ? La question ne se pose pas : ils n’ont pas le choix.

Nous rencontrons dans un petit village un groupe d’ouvriers intervenant justement sur des canalisations. Nous leur demandons s’il y a parmi eux des personnes de plus de 55 ans. Ils nous disent d’aller voir sur l’autre chantier mais racontent qu’à l’approche de la cinquantaine, ils ont eux aussi déjà du mal à supporter le travail physique. L’un d’eux a 49 ans et a fait une crise cardiaque il y a peu. Ses collègues essaient de le ménager en lui épargnant le travail le plus difficile.

Photo : András D. Hajdú

A la station hydraulique à proximité, József – son prénom a été changé à sa demande – se présente à nous après un petit temps d’attente. A 62 ans, il s’occupe de l’entretien du réseau d’approvisionnement en eau. Lorsque nous lui demandons comment il supporte son travail, il nous dit de regarder comment il se porte puis nous montre ses paumes de main abîmées et blessées par le maniement des outils.

József travaille pour trois villages, où c’est lui qui assure le fonctionnement des stations hydrauliques. Il répare, peint, entretient, descend dans le bassin, nettoie le sol et s’il y a une fuite de canalisation, alors il creuse. S’il faut assurer une intervention dans l’un des trois bourgs, alors il doit répondre présent et effectuer le travail comme ses collègues de 30 ans.

« Ici on ne ménage pas spécialement les personnes âgées. Ici, soit vous prenez votre congé maladie parce que vous ne pouvez pas travailler, soit vous êtes là et alors il faut assurer le boulot », nous raconte-t-il.

Le collègue de József – 62 ans également – est justement en congé maladie parce qu’il sort d’un pontage coronarien. Du coup notre interlocuteur doit faire seul le travail de deux hommes.

Mais il n’y a pas que le travail physique. József travaille tous les jours de sept heures du matin à seize heure et reste d’astreinte jusqu’à vingt-deux heures. Il lui arrive même régulièrement d’aller travailler le week-end et les jours fériés, mais aussi d’intervenir parfois en pleine nuit, lorsque par exemple il reçoit un SMS à deux heures du matin lui demandant de se rendre d’urgence à la station. Il fait tout ça pour 140 000 forint car il remplace aussi son collègue. En temps normal, il ne touche que 120 000 forint par mois (370 euros, ndlr).

« C’était vraiment une mauvaise décision de là-haut, de nous faire travailler jusqu’à 65 ans, parce que moi je n’en ai que 62 et ça fait déjà beaucoup. Après trois-quatre heures, c’est vraiment fou à quel point on peut fatiguer », nous explique József.

Ce qui est le plus dur pour lui, c’est de devoir creuser et retourner la terre gorgée d’eau. Pour József, ces quelques heures de travail lui demandent tellement d’énergie, que vingt-quatre heures ne lui suffisent même pas pour récupérer.

Même si József effectue le métier pour lequel il a été formé, il lui est arrivé plusieurs fois de songer à changer de métier. Mais ce n’est pas simple quand on a le visage usé par les années, car les entreprises n’embauchent pas facilement les gens de son âge. C’est d’autant plus difficile d’être pris pour un travail de bureau quand on a été ouvrier toute sa vie.

Quand József a fêté son soixantième anniversaire, il pensait qu’il tiendrait le coup, mais il a vite déchanté avec l’accumulation des années. József a toujours travaillé comme ouvrier mais il pense que ce n’est possible que jusqu’à soixante ans, parce qu’après l’on s’épuise trop vite.

József éclate de rire quand nous lui demandons à quel âge il pourra prendre sa retraite. Il n’en sait rien. Il a derrière lui quarante-sept années de travail. Et vu qu’il est né avant 1956, il pourrait partir à 64,5 ans. L’homme ne sait pas s’il tiendra jusque là, pourtant c’est un bosseur qui ne supporte pas de rester assis toute la journée, mais même pour lui c’est trop.

Aller voir son employeur et lui dire qu’il ne viendra plus travailler demain pour pouvoir passer les deux prochaines années à se reposer est inenvisageable. Il n’a pas suffisamment d’argent de côté pour tenir jusqu’à l’âge légal. Il a deux fils de vingt ans et il aimerait pouvoir les aider à démarrer dans la vie. Rien que pour ça, il faut qu’il continue de travailler.

« On aimerait pouvoir finir les choses tranquillement, en se disant que si on arrête le travail demain, il y aura assez d’argent pour vivre, mais malheureusement je ne gagne pas assez pour ça », dit-il presque en s’excusant.

Notre homme rencontre régulièrement des gens qui ne peuvent plus effectuer les tâches fastidieuses alors qu’il leur reste plusieurs années de travail devant eux. Il existe bien des aménagements pour partir plus tôt à la retraite, mais uniquement lorsque le travail effectué nuit directement à la santé. Cela concerne typiquement ceux qui travaillent sous terre, dans des usines suffocantes ou dans l’industrie énergétique. Ainsi, un homme ayant passé au moins 20 ans de sa vie comme radiologue pourra bénéficier d’un abattement de quatre sur l’âge de départ à la retraite.

Dans un petit patelin du département de Fejér, nous tombons nez à nez avec István sur le bord de la route. Il remonte péniblement dans son tracteur qui héberge aussi le chien qu’il a adopté. Lorsque nous lui exposons le sujet de notre reportage, il commence tout de suite à nous raconter à quel point il est difficile pour lui d’abattre son travail à 59 ans. Il bosse comme maçon et il lui arrive souvent de devoir trimbaler des charges lourdes ou de monter sur des échelles. A côté, il entretient huit hectares de vigne, ce qui représente pour lui « un travail d’esclave ».

Photo : András D. Hajdú

« Savez-vous combien ça représente de travail ? Regardez mes mains ! », nous lance-t-il en nous montrant ses paluches entaillées et blessées à plusieurs endroits.

Dans son cas, la difficulté ne vient pas uniquement de l’âge, car István a subi il y a peu un opération pour soigner une hernie, c’est pourquoi il n’a plus l’agilité de sa jeunesse.

Son départ à la retraite lui semble tellement loin qu’il ne compte même pas le temps qu’il lui reste à travailler. Sans doute encore six ans. D’après lui, il faudra sûrement continuer de travailler à côté car sa pension ne lui suffira pas pour vivre, lui qui bosse depuis qu’il a neuf ans, même s’il ne s’agissait alors que de travail saisonnier.

Nous faisons la connaissance de Zoltán dans un autre village. Lui est facteur à 56 ans et il sillonne encore les routes à vélo pour apporter le courrier par cette grande chaleur. La pénibilité de son travail n’est pas évidente, pensons-nous : il suffit de pédaler. Mais dans cette campagne bosselée, il n’est pas facile de s’exécuter quand il fait quarante degrés ou moins dix.

« C’est assez difficile physiquement de pédaler toute la journée, d’autant qu’il y a beaucoup de montées par ici. Quand le temps vient à changer, on a tendance à être plus vulnérable et même les descentes nous paraissent difficiles », dit-il en riant.

Zoltán passe ses journées à l’extérieur et commence sa livraison à sept heures du matin. Le vélo reste difficile à manier avec une corbeille pleine de lettres et de prospectus. Et puis il faut faire attention aux nids de poule sur les trottoirs si l’on ne veut pas se prendre une gamelle.

Lorsque nous lui demandons s’il connait l’âge de départ à la retraite, il est surpris de notre réponse et nous demande avec stupeur de bien confirmer notre information. Il n’a aucune idée s’il pourra faire ce travail pendant encore neuf ans. Il craint d’être rattrapé brutalement par la vieillesse.

Ceux qui abattent un travail physique ne commencent pas à ressentir les premiers effets de l’âge à soixante ans. Déjà à l’approche de la cinquantaine l’on constate l’apparition des premiers problèmes, lesquels ne vont ensuite qu’en s’aggravant jusqu’à parfois rendre le travail impossible.

Gábor Beke n’a que 49 ans mais il a justement abandonné son travail de boulanger parce que ses vingt ans au fournil l’ont complètement flingué. Il s’est bousillé le dos, son épaule s’est calcifiée et ne peut désormais travailler qu’avec une genouillère. Il pense que ce genre de boulot est impossible à faire jusqu’à 65 ans, c’est pourquoi il est désormais vendeur en boutique, où il ne fait que servir le pain, sans avoir à mettre la main à la pâte.