Andrej Babiš et les sociaux-démocrates tchèques négocient leur alliance

La formation d’un gouvernement de coalition minoritaire rassemblant à nouveau l’ANO de Babiš et les sociaux-démocrates du ČSSD prend forme. À l’approche du congrès des sociaux-démocrates, les deux partis négocient âprement ce qui sera soumis au vote des délégués samedi. Si la démarche échoue, les Tchèques devront fort probablement retourner aux urnes.

Enfin un accord ?

Victorieux lors des élections législatives en octobre 2017, le Mouvement des citoyens mécontents (ANO) de l’oligarque Andrej Babiš n’a toujours pas réussi à mettre sur pieds une coalition, faute de partenaires. Les sociaux-démocrates et les chrétiens-démocrates, avec qui ANO avait gouverné entre 2013 et 2017, n’y étaient pas favorables en raison surtout de la personnalité clivante de Babiš. Seules l’extrême-gauche (Parti communiste de Bohême et de Moravie – KSČM) et l’extrême-droite (Liberté et démocratie directe – SPD) se sont montrées prêtes à le rejoindre. Tous les autres partis ont insisté pour que l’oligarque reste à l’écart du gouvernement, justifiant leur position par le fait que Babiš se trouve sous le coup d’une enquête judiciaire liée à l’affaire du « Nid de cigogne ». Se drapant dans le manteau de la morale, ces partis voudraient voir reléguer Babiš au rang de simple député.

Mais avec le temps, la position des sociaux-démocrates a fléchi et le départ de la vie publique de l’ancien premier ministre Bohuslav Sobotka, la semaine dernière, a levé le dernier obstacle à une réconciliation entre le ČSSD et Babiš. Sobotka était en effet l’un des dirigeants du parti les plus opposés à un nouvel accord avec l’oligarque. L’actuel chef de la social-démocratie tchèque, Jan Hamáček, est bien mieux disposé envers ANO, même s’il négocie durement afin de s’assurer que la participation au gouvernement pourra relancer le parti. L’appui tacite du parti communiste, lui aussi impliqué dans les négociations, donnerait ainsi au duo ANO-ČSSD une majorité parlementaire nécessaire.

Chiens de faïence

Bien que le ČSSD soit aux abois – punis dans les urnes et criblé de dettes – il n’est pas dit qu’il soit prêt à tout pour entrer au gouvernement. Pour eux, il s’agit avant tout d’éviter de reproduire les erreurs du passé. Meneurs de la coalition entre 2013 et 2017, les sociaux-démocrates avaient en effet été complètement dépassés par leur partenaire junior, Andrej Babiš et avaient subi une débâcle électorale. C’est maintenant le même tour que voudrait jouer le ČSSD à ANO, en se débarrassant de Babiš et en occupant des ministères clés.

De son côté, Babiš peut attendre, mais n’a pas l’éternité devant lui. L’appui du président Miloš Zeman – qui permet à son gouvernement en démission de gouverner sans la confiance du parlement – ne pourra durer indéfiniment. En effet, Babiš et son équipe ne se gênent pas pour gouverner le pays et tentent de placer leurs hommes aux postes clés de l’État (suscitant une opposition grandissante de la société civile). Trop traîner pourrait ainsi nuire à l’aura de Babiš et permettre à l’opposition de se réorganiser pour un éventuel retour aux urnes.

Rudes négociations

Si les sociaux-démocrates ont la morale flexible et se disent aujourd’hui prêts à accepter la présence de Babiš au gouvernement, ils comptent bien monnayer leur tolérance au prix fort : pas moins de cinq ministères, dont celui de l’Intérieur ou des Finances. De plus, ils voudraient inclure certaines de leurs propres promesses électorales, tel que le congé maladie pour les trois premiers jours d’arrêt. Finalement, ils insistent aussi pour qu’ANO s’engage à ne pas former d’alliances ad hoc avec l’opposition dans le dos du ČSSD sur certains dossiers. Ils craignent avant tout le rapprochement entre ANO et l’extrême-droite (SPD), unis par leurs tendances populistes. La liste complète des demandes n’est pas encore claire, mais les échanges vifs entre les différentes parties laissent penser que cela négocie âprement. Babiš a ainsi déclaré aux journalistes que les demandes du ČSSD « dépassent les bornes » et Hamáček a répondu sur Twitter que « le ČSSD ne fera plus de concession, c’est au tour d’ANO de céder ».

Quid des communistes ?

Quant aux communistes, ils se font discrets depuis le début des négociations, conscients de l’image de paria qu’ils continuent de traîner. Ils sont cependant prêts à jouer le rôle de balance du pouvoir au parlement, soutenant un gouvernement ANO-ČSSD en échange de quelques faveurs encore imprécises. Confortablement installés dans leur rôle de critiques nostalgiques depuis la chute de la dictature, ils ont vu une partie conséquente de leur électorat filer chez les populistes d’ANO et de l’extrême-droite lors des dernières élections. Il s’agit donc pour eux de montrer qu’ils peuvent avoir du poids et être plus qu’un simple parti appartenant au passé.

Les derniers événements ont cependant démontré que l’accès au pouvoir reste compliqué pour ce parti encore attaché à son passé totalitaire. En février, la nomination d’un des membres du parti à la tête d’une commission parlementaire grâce à l’appui d’ANO avait provoqué d’importantes manifestations qui avaient pris de court Babiš lui-même, obligé à faire volte-face. Le député avait été poussé à la démission, mais les relations entre Babiš et les communistes en ont pâti.L’expulsion récente de trois diplomates russes, puis l’extradition vers les États-Unis d’un hacker russe arrêté à Prague, n’ont pas arrangé leurs relations. Washington et Moscou se le disputaient âprement et le président Zeman s’était même immiscé en faveur du Kremlin.

En cas d’échec des négociations ce samedi, le pays se rapprochera encore un peu plus d’une nouvelle ronde électorale.

Adrien Beauduin

Correspondant basé à Prague

Journaliste indépendant et doctorant en politique tchèque et polonaise à l'Université d'Europe centrale (Budapest/Vienne) et au Centre français de recherche en sciences sociales (Prague). Par le passé, il a étudié les sciences politiques et les affaires européennes à la School of Slavonic and East European Studies (Londres), à l'Université Charles (Prague) et au Collège d'Europe (Varsovie).