Aleksander Kwaśniewski : « la Pologne souffre de schizophrénie »

L’ancien président polonais Aleksander Kwaśniewski livre son analyse sur les tensions entre la Commission européenne et le gouvernement polonais, sur le rôle du président Andrzej Duda suite à son veto sur les réformes judiciaires gouvernementales, sur l’influence des « démocraties illibérales » vis-à-vis de la construction européenne et sur les dangers de la réécriture de l’histoire polonaise.

Article publié le 9 octobre 2017 dans Political Critique sous le titre « Aleksander Kwaśniewski: Poland suffers from social schizophrenia ». Hulala est membre du réseau Political Critique.
L’une des tâches principales de votre présidence a été de conduire l’intégration de la Pologne à l’Union européenne, ce qui a été accompli en 2004. Comment voyez-vous l’UE aujourd’hui ?

Pour parler franchement, l’époque était différente. C’était un moment d’optimisme. L’élargissement historique a été acceptée par l’Ouest comme une chance de créer un plus grand espace en faveur de valeurs et normes communes. L’optimisme, c’est la principale différence entre 2004 et maintenant. Nous sommes beaucoup plus pessimistes aujourd’hui. Pourquoi ? Tout d’abord, en raison de la crise économique dans de nombreux pays de l’UE comme la Grèce, le Portugal, l’Italie ou l’Espagne. Par ailleurs il ya le problème de l’immigration, qui influencera selon moi la politique européenne pour longtemps.

Il est question ici de deux phénomènes : le vieillissement des sociétés en Europe et le boom démocratique en Afrique. Il est évident que les immigrants veulent venir en Europe et le marché européen en a besoin. La migration est un sujet sensible, qui peut beaucoup influencer la situation politique. Nous sommes confrontés à un populisme et à un nationalisme en hausse dans de nombreux pays de l’UE comme en Hongrie et en Pologne. Le troisième problème qui façonne l’Europe est le conflit entre la Russie et l’Ukraine.

Ces facteurs ont créé une situation nouvelle et il est nécessaire d’y répondre par de nouvelles politiques. A mes yeux, il existe aujourd’hui deux approches. D’une part, celle du président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker : une intégration plus profonde dans l’UE et ses politiques communes par les pays qui partagent les mêmes orientations. D’autre part, la ligne Orbán-Kaczyński qui consiste à maintenir un rôle prépondérant pour les États nationaux, refuser une intégration aussi profonde et plaider pour des politiques moins communes. À mon avis, nous devrions être plus proches du concept Juncker. L’Europe a besoin de politiques communes, notamment en matière de sécurité, de migration et de relations avec des partenaires tels que les États-Unis, la Chine ou la Russie.

Il y a quelques semaines, une manifestation a eu lieu devant le bureau de la Commission européenne à Varsovie. Les manifestants ont exigé que les « bureaucrates de Bruxelles » cessent d’interférer dans les affaires polonaises. Beaucoup d’entre eux ont tenu des caricatures de M. Juncker.

J’ai mentionné le concept de M. Juncker parce que ses plans sont concrets. Je pense que nous aurons de nouveaux projets pour l’UE peu après les élections allemandes. Peut-être que cela ne s’appellera pas le plan Juncker mais le plan Macron-Merkel. La question essentielle ici est de savoir si l’Europe est capable d’accepter aujourd’hui une intégration plus profonde.

Il existe de multiples désaccords et différends entre l’UE et le gouvernement national-conservateur polonais. Au sein de l’opposition politique, il y a des gens qui disent que l’UE devrait réagir avec force et même sanctionner le gouvernement polonais, bien qu’on ne puisse exclure qu’une telle action de l’UE puisse facilement renforcer l’attitude eurosceptique dans la société polonaise. Quelle est votre opinion à ce sujet ? Comment l’UE devrait-elle agir ?

C’est un gros problème pour l’Union européenne. L’UE était fondée sur des valeurs primordiales telles que la protection de la démocratie, les droits de l’homme, la primauté du droit, l’économie de marché, le libre échange des biens, etc. Les institutions européennes sont tenues de protéger ces valeurs. Dans l’ensemble, l’UE devrait réagir. Je n’ai aucun doute à ce sujet. Une autre question est de savoir à quel point ces réactions devraient être profondes, fortes et conséquentes. L’idée de sanction n’est pas un nouvelle dans l’histoire de l’Union. Rappelez-vous des sanctions contre l’Autriche qui avaient été envisagées en 2000 lorsque le Parti de la liberté d’Autriche – le post-fasciste FPÖ de Jörg Haider – a participé au gouvernement dirigé alors par le chancelier Wolfgang Schüssel.

Mais il est vrai qu’une réaction trop forte pourrait être contre-productive et susciter la consolidation de cette attitude très conservatrice et eurosceptique comme en 2000 en Autriche. Je pense que l’UE devrait d’abord utiliser des méthodes douces avec des éléments de méthodes plus rigoureux. D’une manière générale, pour l’UE, un cas comme celui des réformes judiciaires polonaises est extrêmement compliqué à gérer correctement, mais je ne doute pas qu’ils devraient réagir. Ils ne peuvent tout simplement pas dire que tout va bien avec ces projets de loi quand non seulement ils ne sont pas conformes à la Constitution polonaise, mais contreviennent aussi aux principales règles et normes sur lesquelles l’Union est basée.

Un autre conflit est la protection de la forêt de Białowieża. Dans une décision provisoire, la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) a déclaré que l’exploitation forestière devrait cesser immédiatement car elle pourrait causer un « dommage grave et irréversible ». Il semble toutefois que, pour la première fois dans l’histoire, une décision d’un tribunal de l’UE ait été ignorée par un État membre de l’UE. Comment voyez-vous la position du gouvernement polonais dans cette affaire ?

Nous avons une décision de la Cour européenne de justice et selon les règles, la Pologne en tant que pays membre de l’UE devrait s’y conformer. C’est assez évident pour moi. Je pense que tout ce que fait ce gouvernement dans ce cas mène sur une fausse route. Dans cette situation particulière, je n’ai aucun doute que l’UE devrait réagir, même si cela signifie une réaction dure comme imposer une sanction financière. Le conflit entre le ministère de l’Environnement et l’opinion publique polonaise est en partie idéologique. Il s’agit d’un conflit idéologique entre les militants écologistes et le ministre Jan Szyszko qui les qualifie de représentants du « politiquement correct » européen.

Comment décririez-vous les relations germano-polonaises aujourd’hui ?

J’ai travaillé très dur sur la relation germano-polonaise parce qu’il s’agit historiquement d’une question très compliquée. Nous sommes voisins et nous avons eu des centaines d’années d’histoire complexe et douloureuse. Ce que nous avons accompli au cours des 27 dernières années est vraiment fantastique. L’Allemagne est notre plus grand partenaire commercial et la Pologne est un partenaire commercial important pour l’Allemagne. Politiquement, nous avons beaucoup d’intérêts en commun et nous ne sommes pas seulement des voisins, mais maintenant des alliés de l’OTAN et de l’Union européenne. Un autre point très important est le processus de réconciliation germano-polonaise. Si aujourd’hui vous interrogez n’importe quel Polonais vivant dans une région frontalière de  l’Allemagne, il aura une opinion très amicale sur les Allemands. Et l’inverse est vrai.

Mais il y a certainement de nouveaux éléments dans le dialogue entre les deux pays. L’un concerne la question des réparations de guerre que, selon des déclarations récentes de représentants du gouvernement polonais, le gouvernement actuel de la Pologne pourrait demander à l’Allemagne.

Les réparations sont une mauvaise idée. A mon avis, c’est tout d’abord très irréaliste. Par ailleurs, l’Allemagne parle ouvertement des crimes nazis et porte de fortes valeurs morales concernant la Seconde Guerre mondiale. Cette guerre était organisée par l’État allemand, par les nazis, et la Pologne en était une des premières victimes. Nous avons perdu 6 millions de citoyens polonais, dont 3 millions de Juifs polonais. Les villes polonaises ont été complètement détruites. Il est bon que les Allemands comprennent cette responsabilité morale, et franchement, ils l’ont montré lors de nos négociations d’adhésion avec l’OTAN et l’UE. Peu s’en souviennent, mais l’une des premières personnes à parler de l’élargissement de l’OTAN et à mentionner la Pologne comme membre possible était le secrétaire général de l’OTAN, Manfred Wörner, un citoyen allemand. Je me souviens de ces discussions du début des années 1990. L’idée de l’élargissement n’était pas populaire à l’époque, mais M. Wörner a eu le courage d’insister sur l’élargissement de l’OTAN aux pays d’Europe centrale et orientale.

« Il est très facile d’ouvrir la boîte de Pandore sur des ressentiments historiques, mais il s’agit là d’un jeu dangereux auquel je m’oppose. »

Je répète : l’idée de réparations est irréaliste. Tout ce que la relation germano-polonaise apporte de bon pourrait être compromis. Il est très facile d’ouvrir la boîte de Pandore sur des ressentiments historiques, mais il s’agit là d’un jeu dangereux auquel je m’oppose.

La décision tout à fait récente de la CJCE concernant les quotas de migrants n’a pas été officiellement ignorée par le gouvernement hongrois, mais sa communication vers la société hongroise était d’une autre teneur. Si vous décidiez de faire part à vos connaissances hongroises de droite et de gauche de votre opinion sur la situation actuelle en Hongrie, que leur diriez-vous ?

Je ne veux pas commenter en détail la situation hongroise, car je ne la connais pas entièrement. Je connais très bien M. Orbán. Nous nous sommes rencontrés pour la première fois au début des années 1990. Nous sommes de vieux collègues disons. J’ai observé son évolution d’une position très libérale à une position plutôt conservatrice qu’il représente aujourd’hui. Dans le cas de la décision de la CJUE, je pourrais dire la même chose que ce que j’ai dit à propos de la décision de la Cour concernant la Pologne. Si nous sommes membres du même groupe, de la même organisation et que nous avons signé certains traités et que nous connaissons les règles, nous devrions respecter les décisions de la Cour.

« La position des pays membres eurosceptiques (…) pourrait compliquer beaucoup plus l’avenir de l’Europe que l’issue des négociations entre le Royaume-Uni et l’UE. »

Un pays membre ne peut tout simplement pas dire : « Bon, d’accord, nous acceptons les traités qui sont bons pour nous et qui n’acceptent pas ceux qui ne le sont pas. » Si cela se produisait, tout le système de l’intégration européenne s’effondrerait. Le principal risque pour l’intégration européenne et européenne n’est pas le Brexit. La position des pays membres eurosceptiques qui ne semblent pas portés sur le respect des règles communes de cette communauté et la perturbation qui en découle, pourraient compliquer beaucoup plus l’avenir de l’Europe que l’issue des négociations entre le Royaume-Uni et l’UE.

Comment voyez-vous le rôle du groupe de Visegrád ? Il semble que la Slovaquie et la République tchèque ne soutiennent pas la Hongrie et la Pologne dans divers domaines.

Je connais très bien ce groupe, j’étais dedans il y a dix ans! Je me souviens d’une réunion de Visegrád en 2005. C’était la dernière année de ma présidence. M. Václav Klaus, Président de la République tchèque, avait déclaré que nous devions mettre un terme aux activités du Groupe parce que nous avions atteint nos principaux objectifs d’adhésion à l’OTAN et à l’Union européenne. Il avait raison, mais je me suis disputé avec lui, disant qu’il est préférable d’avoir un tel groupe pour d’autres politiques à l’avenir. Si quelque chose se produisait, cela pourrait être plus facile à gérer, car il y aurait une structure prête et il n’y aurait pas besoin d’organiser un autre groupe si cela est nécessaire. Finalement, M. Klaus a accepté mon point de vue et nous n’avons pas fermé le groupe de Visegrad. La Pologne a décidé d’utiliser ce groupe comme un dispositif spécial d’actions concertées contre « Bruxelles ». Je ne crois pas que ce concept soit réaliste ou ait un rôle ou une influence significative dans la politique européenne.

Plus important encore, ces quatre pays ont des concepts et des idées différents dans de nombreux domaines. Premièrement, nous avons un groupe avec quatre approches différentes sur le fond et la forme des relation que nous devrions avoir entre la Russie et l’UE. Deuxièmement, un seul des quatre pays fait partie de la zone euro. Dans l’ensemble, le groupe de Visegrád n’a pas d’identité forte, et concernant la Russie et l’euro, ils ont davantage de différences que de similitudes.

Que pensez-vous du gouvernement hongrois et de plusieurs formations politiques de droite qui diabolisent M. George Soros, un financier et philanthrope de 87 ans, qu’ils accusent d’avoir planifié un plan pour envoyer des immigrants musulmans en Europe ?

Tout d’abord, je suis contre ce genre de théories du complot. Je connais personnellement M. Soros et je pense qu’il a beaucoup aidé au cours des 25 dernières années dans le processus de transition des pays d’Europe centrale et orientale avec ses ONG et ses universités. Son rôle était absolument positif. Même M. Orbán a reçu une bourse de la Fondation Soros. Donc, personnellement, il a quelque chose de positif de la part de M. Soros au cours de sa vie. La Hongrie a une attitude probablement beaucoup plus émotionnelle à l’égard de M. Soros, que celle que nous avons en Pologne, à cause de son origine hongroise.

« L’Europe devrait aider financièrement les pays africains à développer leur système éducatif, en mettant l’accent sur les droits des femmes, etc. »

Le problème de l’immigration est absolument sérieux, mais la crise elle-même n’est pas liée à M. Soros. La source de la crise est la situation démographique du monde, les conflits en Afrique et au Moyen-Orient, et le problème des sociétés vieillissantes dont nous avons parlé. Attaquer M. Soros n’est pas une bonne réaction à cette crise ; il est une cible de remplacement. Mon point de vue est que l’Europe devrait aider financièrement les pays africains à développer leur système éducatif, en mettant l’accent sur les droits des femmes, etc. Bien sûr, ce n’est pas facile, surtout à cause du niveau élevé de corruption dans de nombreux pays africains. Le « plan Marshall africain » est quelque chose qui devrait être discuté au plus haut niveau par les dirigeants européens.

Votre présidence (1995-2005) a été la plus longue présidence en Pologne depuis 1990. L’atmosphère n’était pas aussi tendue qu’en 2007-2010 ou depuis 2015. Quelle est votre opinion sur la présidence polonaise actuelle ?

Avant ma présidence, j’étais le président de la Convention constitutionnelle et un co-auteur de la Constitution polonaise. Nous avons choisi un modèle dit mixte entre le président et le gouvernement. Peut-être que ce n’était pas le meilleur, mais je pense que c’était une décision nécessaire pour partager le pouvoir entre ces deux institutions. Avant l’introduction de la Constitution polonaise en 1997, nous avons décidé, vers le début des années 1990, que le président polonais devait être élu au suffrage universel. Maintenant, vous pouvez demander pourquoi nous n’avons pas décidé de créer un système présidentiel plus tard dans la Constitution. Nous avons vu avec quelle facilité le Président pouvait abuser de son pouvoir comme l’a fait M. Wałęsa en tant que Président entre 1990 et 1995. Le Président ne peut pas être faible parce qu’il est élu par le peuple, mais en même temps il ne devrait pas avoir tout le pouvoir entre les mains.

D’un autre côté, nous ne voulions pas non plus avoir un système de Chancelier. Dans les premières années de la transition, la situation politique polonaise était extrêmement instable. Nous avions parfois 23 partis au Parlement. Nous n’avons eu que des premiers ministres pendant quelques mois. Nous avons donc créé ce système de « freins et contrepoids » avec un président fort et un gouvernement fort. Si nous avons de la part du gouvernement et du président assez de bonne volonté, cela peut fonctionner. En tant que président, j’ai travaillé pendant cinq ans avec un gouvernement de ma famille politique et cinq autres années avec un gouvernement d’une autre famille politique. Nous avons eu quelques tensions, parfois avec beaucoup de discussions, mais cela a fonctionné. Malheureusement, il y a eu des périodes où cette culture politique manquait simplement, comme vous l’avez mentionné, entre le président Lech Kaczyński et le Premier ministre Donald Tusk entre 2007 et 2010 ou Andrzej Duda et Ewa Kopacz depuis août 2015.

Est-ce que vous vous attendez, dans les mois et les années à venir, à ce que le président Duda entre en conflit sérieusement avec le parti Droit et justice (PiS) ?

Nous verrons. Il sera plus facile de répondre à cette question dans les dix prochains jours. Le président Duda a promis qu’il dévoilerait sa propre proposition de réforme judiciaire cette semaine[1]Cette réforme a été dévoilée le 24 octobre, soit trois jours après l’entretien.. Ce sera un vrai test pour lui. Si sa proposition sera différente de celle proposée par le PiS, c’est bien. Cela voudrait dire que nous avons un président de plus en plus indépendant. Bien sûr, j’ai des soupçons que ses propositions ne seront pas si éloignées de celles du PiS. Peut-être que nous verrons seulement quelques changements cosmétiques sur la façon dont il nommera les juges. Mais sa décision d’opposer son veto aux projets de loi en juillet était la bonne. Pour être honnête, c’était sa dernière chance. Si le président Duda avait décidé de ne pas utiliser son droit de veto, son rôle aurait été absolument limité pour les années à venir. Bien sûr, sa décision était inattendue et a créé beaucoup de réactions négatives au sein du PiS. Je pense que lorsqu’il a décidé de ne pas signer ces projets de loi, c’était la véritable inauguration de la présidence de Duda.

Vous avez parlé de la Constitution qui a été signée en 1997. Cette année marque son 20e anniversaire. Le gouvernement a déjà évoqué la possibilité de le remplacer par un nouveau document fondateur de leur soi-disant « Quatrième République ».

Il y a un danger qu’ils puissent le faire, bien sûr, mais juridiquement ce n’est pas un processus facile. Tout d’abord, ils n’ont pas la majorité nécessaire au Parlement. Deuxièmement, selon la Constitution actuelle, un référendum aurait lieu et un référendum serait une entreprise risquée de toutes façons. Mais ce n’est pas un débat dont j’ai vraiment peur. Il est tout à fait naturel qu’après 20 ans, les gens discutent de ce qui est bon dans la Constitution et des parties qui ne fonctionnent pas, de ce qui devrait être changé, de ce qui est nécessaire à redéfinir et repenser.

« Je crois sincèrement que la Constitution actuelle, qui a été acceptée lors d’un référendum en 1997, survivra. »

J’ai beaucoup plus peur de ce dont le PiS ne parle pas concernant ses projets de nouvelle Constitution. Il y a plusieurs années, ils avaient leur propre plan constitutionnel. Et pour le dire franchement, ce projet présentait de nombreux reculs par rapport à la Constitution que nous avons actuellement. Il y avait une énorme régression dans la protection des droits de l’homme, la relation entre l’Eglise et l’Etat et ainsi de suite. Leur projet d’une nouvelle Constitution et le concept de leur « Quatrième République » nous ramèneraient au XXe siècle. Mais d’une manière générale, cette question reste théorique. Je crois sincèrement que la Constitution actuelle, qui a été acceptée lors d’un référendum en 1997, survivra.

Que pensez-vous de la campagne contre l’ancien président Wałęsa ?

Ce conflit a commencé il y a des décennies. C’est un autre paradoxe polonais car les principaux partisans de la présidence de Wałęsa étaient les frères Kaczyński. Coopérer avec M. Wałęsa n’est pas facile, mais ils étaient très proches les uns des autres. À mon avis, les frères Kaczyński ont même tenté de manipuler M. Wałęsa à l’aide de fichiers et de documents qu’il avait signés lorsqu’il était un jeune travailleur à Gdańsk. Et je pense que c’est pourquoi Wałęsa a décidé de rejeter les deux seulement après les premières années de sa présidence. Il n’y a rien de nouveau dans ce conflit entre eux.

Ce qui me dérange le plus, c’est ce qui concerne l’histoire de la Pologne. Quand j’ai entendu récemment que Lech Wałęsa n’était pas un leader important de Solidarność et que le rôle de Lech Kaczyński – qui était son vice-président à l’époque – était plus important, cela m’a vraiment perturbé. Tout d’abord, ce n’est pas vrai. Deuxièmement, c’est très injuste envers Lech Wałęsa. Créer des falsifications comme celle-ci pourrait nous conduire à écrire des livres scolaires avec une fausse histoire et de faux héros. C’est le moyen le plus court de créer une sorte de schizophrénie sociale. Nous ne pouvons pas vivre dans un pays où nous parlerions la même langue mais nous aurions deux histoires.

Il ne s’agit pas seulement du rôle de Solidarność et de Lech Wałęsa. Nous pouvons prendre par exemple le scandale du Musée de la Seconde Guerre mondiale à Gdańsk, où le PiS a gagné une décision de justice qui lui permettra de prendre en charge et de réorganiser son exposition selon une perspective plus étroite, ou encore le cas de Jedwabne, où vous avez fait un discours en 2001 en tant que président. Pouvez-vous parler des tentatives du PiS pour réécrire certains éléments de l’histoire polonaise ?

Oui, de telles craintes existent, bien sûr. Malheureusement, aujourd’hui, dans « le monde des fausses nouvelles », c’est un phénomène typique et le musée de Gdańsk en est un exemple très représentatif. L’avez-vous visité ?

Non pas encore.

Eh bien, vous devez y aller avant qu’ils ne changent l’exposition. Le musée est très objectif, très bien fait sur la guerre avec un message très important sur le fait qu’il ne faut plus de guerre. Nous verrons ce qu’il adviendra de ce musée. L’opinion exprimée par le ministre de l’Éducation sur Jedwabne est absolument inacceptable[2]Le pogrom de Jedwabne fut le massacre des habitants juifs de cette localité et de ses environs par des Polonais en juillet 1941 au cours de la Seconde Guerre mondiale. Après avoir été longtemps attribué aux Einsatzgruppen, il a été établi par l’Institut de la mémoire nationale que ce crime a été commis par des civils polonais, peut-être à l’instigation des troupes allemandes. L’implication de celles-ci dans ce massacre fait toujours l’objet de controverses entre historiens. En juillet 1941, au moins 340 juifs furent massacrés par des citoyens polonais au cours de l’occupation allemande, mais le nombre exact de victimes ne put être déterminé. Dans son livre, Voisins  Jan T. Gross estime qu’il y avait environ 1600 victimes. Le PiS déclare vouloir en finir avec une « pédagogie de la honte », comme il nomme le souvenir des crimes commis par les Polonais contre les Juifs. Les responsables du parti au pouvoir, dont la ministre de l’Education Anna Zalewska, ne veulent pas admettre que les Polonais étaient les auteurs des meurtres. Nous savons très bien ce qui s’est passé là-bas et nous en avons déjà discuté pendant ma présidence. C’était une discussion douloureuse, une question très difficile, mais pour nous, je pense, pour le peuple polonais c’était très important.

Il est facile de vivre dans une version en noir et blanc de l’histoire, selon laquelle tout le monde était mauvais dans la guerre et nous sommes les seuls héros. Malheureusement, la réalité est plus complexe. Bien sûr, la Pologne a été victime de la guerre, et nous ne devrions jamais oublier les héros du Ghetto et les soulèvements de Varsovie. Mais il y a eu aussi des crimes terribles, comme le massacre de Jedwabne, et il est important d’avoir assez de force pour en parler ouvertement et dire « oui, dans ce cas nous sommes coupables ».

Avec l’échec du SLD (Alliance de la gauche démocratique) aux élections de 2015, il n’y a plus de parti politique au Parlement polonais qui représenterait la gauche traditionnelle. Comment pensez-vous que le spectre politique polonais va changer dans les 2-3 prochaines années ?

Il est très difficile de répondre à cette question. Le PiS a une base très consolidée. Je ne m’attends pas à ce qu’ils perdent beaucoup d’électeurs avant les prochaines élections. Je pense que 30 à 35% de leurs soutiens sont assez stables. L’opposition est divisée. Il reste à savoir s’ils peuvent organiser une sorte de coalition avant les élections. Le manque de partis de gauche dans la politique polonaise est un gros problème et le SLD se cantonne à être un parti de nostalgie.

Était-ce une erreur de créer la coalition de la gauche unie, pour les élections de 2015 ?[3]Dans la perspective des élections législatives de 2015, les partis de gauche polonais ont formé une alliance électorale, Zjednoczona Lewica, qui a obtenu 7,6% des suffrages, en dessous du seuil électoral de 8%, laissant l’alliance sans représentation parlementaire.

La coalition elle-même n’était pas une erreur, mais le moment choisi a été une erreur tactique. Ils ont décidé de le faire trop tard. S’ils avaient fait la coalition six mois plus tôt, pour les élections du Parlement européen – ce que j’avais proposé de faire -, je suis presque certain que le résultat obtenu par la coalition aurait été de plus de 8%. Mais ils ont fait la coalition juste avant les élections et ils ont perdu. Ils ne sont pas au Parlement et avec leur absence, le PiS y  a encore plus de sièges. Considérant brièvement la politique polonaise, nous avons deux parties. Une partie, comme je l’ai dit, est basée sur la nostalgie représentée par SLD. Et puis il y a Razem, un nouveau parti de jeunes socialistes avec environ 3 ou peut-être 3,5% de soutien. Il n’y a aucune chance pour l’unification, il n’y a même pas de vrai dialogue entre eux !

« La Pologne a la société civile la plus développée et la mieux organisée en Europe centrale et orientale. »

Mais je voudrais souligner quelque chose de très important qui pourrait être une grande chance pour la Pologne à l’avenir. Selon moi, la Pologne a la société civile la plus développée et la mieux organisée en Europe centrale et orientale. On pouvait voir à quel point c’était fort en juillet dernier lors de la grande manifestation contre la réforme judiciaire, ou l’année dernière, en octobre, lorsque des milliers de personnes sont allées dans la rue pour manifester contre la loi sur l’avortement. Ces manifestations ont été spontanément organisées, sans le soutien de M. Soros, M. Wałęsa ou de quelqu’un d’autre. C’était un signal fort pour Kaczyński et le PiS parce qu’ils comprennent la logique des manifestations de rue. Cette société civile, à mon avis, cherchera une représentation formelle plus tard. En tout cas, les deux prochaines années seront, politiquement parlant, passionnantes à suivre !

Notes

Notes
1 Cette réforme a été dévoilée le 24 octobre, soit trois jours après l’entretien.
2 Le pogrom de Jedwabne fut le massacre des habitants juifs de cette localité et de ses environs par des Polonais en juillet 1941 au cours de la Seconde Guerre mondiale. Après avoir été longtemps attribué aux Einsatzgruppen, il a été établi par l’Institut de la mémoire nationale que ce crime a été commis par des civils polonais, peut-être à l’instigation des troupes allemandes. L’implication de celles-ci dans ce massacre fait toujours l’objet de controverses entre historiens. En juillet 1941, au moins 340 juifs furent massacrés par des citoyens polonais au cours de l’occupation allemande, mais le nombre exact de victimes ne put être déterminé. Dans son livre, Voisins  Jan T. Gross estime qu’il y avait environ 1600 victimes. Le PiS déclare vouloir en finir avec une « pédagogie de la honte », comme il nomme le souvenir des crimes commis par les Polonais contre les Juifs. Les responsables du parti au pouvoir, dont la ministre de l’Education Anna Zalewska, ne veulent pas admettre que les Polonais étaient les auteurs des meurtres.
3 Dans la perspective des élections législatives de 2015, les partis de gauche polonais ont formé une alliance électorale, Zjednoczona Lewica, qui a obtenu 7,6% des suffrages, en dessous du seuil électoral de 8%, laissant l’alliance sans représentation parlementaire.
Krisztián Stummer

Journaliste indépendant

Correspondant à Varsovie, il contribue régulièrement pour New Eastern Europe, Political Critique, Élet és Irodalom, HVG, Magyar Narancs et Népszava.